Drôle de pièce qui mêle le trivial – encore une de ces histoires de cocu dont Molière était si friand – et la féérie divine –les dieux sont de visite sur terre. L’Amphitryon en version russe que Christophe Rauck met en scène avec les acteurs de l’atelier Piotr Fomenko à Moscou est plus proche de la comédie noire – voire du cauchemar – que de la farce. Les malheurs de Sosie bastonné par Mercure, et d’Amphitryon humilié par Jupiter qui lui pique Alcmène sa légitime, prêtent moins au rire qu’à l’inquiétude et ce qui se joue sur la scène du Théâtre du Nord à Lille, renvoie plus à la lutte des classes (l’arrogance des maîtres de l’Olympe face à l’impuissance des simples mortels) qu’au divertissement carnavalesque. Ce parti-pris de sérieux est renforcé par une scénographie où, entre jeux de miroirs et plateformes mobiles, les comédiens semblent pris à leur insu dans un dispositif qui les manipule, jouets d’un pouvoir bien peu sensible aux « gens », comme dirait Jean-Luc Mélenchon. « Et je vais m’égayer avec lui comme il faut, / En lui volant son nom, avec sa ressemblance », s’exclame Mercure s’apprêtant à déposséder Sosie de son identité.
Dans le prologue, Mercure demande à la Nuit de « retarder la naissance » du jour pour que Jupiter ait tout le temps de se prélasser avec Alcmène: « Que vos chevaux, par vous au petit pas réduit, / Pour satisfaire aux voeux de son âme amoureuse, / D’une nuit si délicieuse / Fassent la plus longue des nuits […] ». De fait, entre la pénombre et le noir et blanc des costumes, la nuit est bien la couleur d’un spectacle qui prend la peur au sérieux. Au risque d’une certaine raideur : les déboires de Sosie ne font ici pas beaucoup rire et l’on en retient d’abord la réalité de l’humiliation subie. Construit, cohérent et visuellement réussi, le spectacle de Christophe Rauck trouve dans l’interprétation des acteurs une part de souplesse bienvenue. Karen Badalov est un Sosie lunaire, un clown blanc plus qu’un valet de comédie, Ivan Verkhovykh un Mercure mi diable-mi intello, Andrei Kazakov un Amphitryon tout d’un bloc. Et les jumelles Ksenia Koutepova et Polina Koutepova (la première joue Alcmène, la seconde La Nuit et Cléanthis, la femme de Sosie), qui sont les seules à ne pas échanger leurs identités sont aussi les seules vraies sosies. Jeux de pouvoir et miroirs troubles, la pièce résonne jusqu’à la conclusion de Sosie qui n’a, elle non plus, rien pour rassurer : « Mais enfin coupons aux discours, / Et que chacun chez soi doucement se retire, / Sur telle affaires, toujours / Le mieux est de ne rien dire. »
René Solis
Théâtre
Amphitryon de Molière, mise en scène de Christophe Rauck en russe surtitré, Théâtre du Nord (Lille), jusqu’au 17 mai; Théâtre Gérard Philipe (Saint-Denis), du 20 au 24 mai
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