Ça s’est passé il y a presque trente ans au pôle Nord géographique, ce lieu étrange qui n’appartient encore à personne, à l’endroit précis où le temps semble immuable, établi dans une alternance de jours et de nuits longs comme des bras de six mois. Au pôle Nord, le Soleil ne se lève qu’une seule fois dans l’année, à l’équinoxe de printemps, et ne se couche qu’une fois aussi, à l’équinoxe d’automne, six mois plus tard.
Au pôle Nord, il y a de l’eau de mer gelée à perte de vue qui forme la banquise, épaisse de 2 à 3 mètres, un petit moins chaque année. Elle flotte et dérive, s’étend ou se rétracte selon le passage des saisons telle un poumon planétaire, sur un obscur océan qu’elle recouvre en grande partie et dont le fond, le plancher océanique, gît à plus de 4000 mètres sous la surface des eaux. Selon une équipe de chercheurs américains, cela ferait 13 ou 14 millions d’années que se prolonge cette danse portée par les courants marins (« History of sea ice in the Arctic », Leonid Polyak & alii, Quaternary Science Reviews, vol. 29, 2010).
Mais, dans quelques décennies seulement, cela sera fini. La glace aura fondu et sera retournée à l’état liquide, d’abord brièvement en été, puis à longueur d’année ensuite. Chaque nouveau rapport des climatologues est toujours plus alarmiste quant à ce phénomène et sur le rythme de sa survenue.
Précurseur d’apocalypse
Alors aujourd’hui, après les exploits de rares explorateurs, des visiteurs toujours plus nombreux s’y hâtent en vitesse, confortablement, dans des brises-glaces ou en hélicoptères, pour se prendre en selfie avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’il n’y ait plus rien; rien que de l’eau et des plate-formes d’extraction gazières. Évidemment, comme se rendre là-bas est dispendieux, seule une minorité d’happy few peut s’offrir ce formidable périple. C’est assurément une autre de ces notables activités de Distinction à la Bourdieu; quand les Pyramides ou Machu Picchu sont bradés en low-cost, il reste à s’offrir le frisson de poser le pied sur la banquise du pôle Nord, mais pour un certain temps encore… On appelle cela le Tourisme de la Dernière Chance (TDC), un nom sans doute un peu mélodramatique s’il n’était totalement et rigoureusement exact.
Bref, ça s’est passé il y a presque 30 ans, un type est arrivé sur place, tel un précurseur d’apocalypse, quelques années avant les Last Chance Tourists. Ce n’était pas le Père Noël mais un gars curieux quand même, un Anglais. Un artiste de land art, célèbre, envoyé là-bas un peu comme un oracle, pour mettre en forme la rencontre entre la quintessence du Nord et la poésie de l’éphémère. Andy Goldsworthy, c’était son nom, Touching North celui de son projet : « When I work with winter I work with the North. The further North I go the stronger its presence. I want to follow North to its source – to try and come to terms with it – in the same way I work with a leaf under the tree from which it fell » (A. G., novembre 1988). Fragilité, chute, délicatesse et sensibilité : une aventure diaphane… Un rapport au Nord qui semble désormais relever d’une période révolue, lorsque le réchauffement climatique et la disparition programmée de la banquise ne tourmentaient pas encore la psyché des foules.
Ça s’est donc passé au pôle Nord il y a un petit peu plus de trente ans, du 22 au 24 avril 1989 exactement. Andy Goldsworthy est venu jusqu’au pôle Nord en avion pour créer. Avec dans les soutes de son appareil, le matériel et le combustible nécessaires à la survie de six bonhommes pendant trois jours : l’artiste himself, deux pilotes, deux chefs d’expédition polaire, et un photographe; tous frais [plus ou moins] payés par le galeriste londonien à l’origine de cette aventure logistique, artistique et humaine: Fabian Carlsson, établi au 160, New Bond Street, entre les magasins huppés du quartier de Mayfair. L’Arctique, le Freak, c’est chic…
North as a Whole
Dans le manifeste rédigé quelques mois auparavant avant son atterrissage hyperboréen, l’artiste déclare : « I want to understand the nature of North as a whole. Unlike the summit of a mountain, the North Pole has no distinctive feature to tell you are there – there is no land – only snow and ice » (A. G. novembre 1988) Qu’à cela ne tienne, Andy Goldworthy tel un démiurge avec un anorak va le faire surgir du néant ce trait distinctif qui permet de dire que vous y êtes, que vous y êtes allé et que ça en valait franchement la peine ; y aller avant que tout ne disparaisse, dissout dans les flots de l’océan arctique. Conformément aux pratiques ritualisées du land art, Andy Goldworthy va naturellement prendre l’Essence du Nord pour unique matériau de sa création: la glace et la neige. Cela tombe bien, il n’avait que ça à se mettre sous la main; avec pour supplément d’âme, un peu de matière culturelle qu’on dira locale, injectée par Looty Pijamini, un artiste inuit du Nunavut, qui lui a enseigné comment découper dans la glace des blocs identiques à ceux utilisés par son peuple pour bâtir les igloos. Blocs qui seront bientôt montés les uns sur les autres pour reproduire hic et nunc la forme qui caractérise le mieux le style Goldsworthy : le cercle.
Touching North prend donc au bout de trois jours l’apparence d’une série de quatre structures de glace identiques, quatre anneaux de trois mètres de diamètre environ, posés sur la banquise tout autour du pôle Nord; chacune placée sur le tapis gelé dans des directions différentes. Un esprit retors pourrait faire remarquer que parvenu au point le plus septentrional du monde, là où le Nord se perd faute d’un au-delà, on ne peut plus se tourner que vers le Sud, toutes directions confondues… Et, passant de l’un à l’autre des quatre anneaux de glace édifiés par l’artiste, on fait le tour du monde à circuler ainsi autour du point de sortie de l’axe de rotation de la planète; l’unique endroit au monde, avec le pôle Sud, où se réunissent tous les méridiens, tous les fuseaux horaires, et qu’on peut franchir ici d’un pas. Phileas Fogg en serait tout retourné.
Plus confondant, la possibilité de traverser à multiples reprises la ligne de changement de date, donne-t-elle au gyrovague la sensation de pouvoir remonter le temps ou de l’accélérer? D’aller dans le futur ou le passé, et d’en revenir en tournant les talons? Quelle rétrospection agite alors l’explorateur du pôle Nord qui, voyant le chemin parcouru et les traces laissées dans la neige, se trouve devant son passé avec le sentiment de n’avoir finalement réussi qu’à tourner en rond ! Vanité, tout n’est que vanité…
Et puis ça encore: si du pôle Nord qui tourne sur lui même – point de sortie à la surface de la Terre de son axe de rotation – tout se trouve au sud, qu’indiquent alors les différents anneaux de Goldsworthy qui le cernent? Qu’encadre leur béance? Quel horizon polaire? Le serpent qui se mord la queue se trouverait-il exposé là? Ou bien est-ce le soleil? Lui qui pendant six mois jamais ne se couche, et dont les rayons, comme la lumière, sont pris à des moments différents dans chacune des quatre arches successivement. Le dispositif du pôle serait un cadran pour indiquer le temps quand le sens n’y est plus.
Ci-dessus: photographiés depuis le pôle Nord, les 4 anneaux glacés avec leurs différents éclairages. Fabian Carlsson Gallery, 1989 / Galerie Springer, Berlin
Ce ne sont là qu’énoncés qui défient le sens commun, quand le plus déroutant, in fine, c’est que sur la banquise, passés trois jours d’activités frénétiques, là où il n’y avait rien, il y a désormais l’artiste et sa création qui occupent tout le Sud d’un Nord saisi effectivement « as a whole ».
À rebours de l’archéologie
La typification circulaire de l’artiste s’est diffractée, démultipliée, pour cerner et distinguer enfin matériellement l’indécelable, le point sur la carte, la création de l’esprit, le pôle Nord. Magie septentrionale de l’art de Goldsworthy ! Pour parvenir à ce résultat prodigieux, le gars procède à rebours de l’archéologie qui détruit son objet en cours d’étude. Lui, il est venu de loin, établissant les conditions d’existence de ce qu’il veut représenter, le terminus ad quem du Nord, puis matérialise in situ ses conditions en ceinturant le Nord par des arches de plein cintre, avec leurs vousseaux impeccablement taillés dans la glace. « There is little difference between the Pole and the surrounding five hundred miles. It is more of a feeling than a place. It belongs to no one – it is the earth’s common – an ever changing landscape in which whatever I make will soon disappear » (A. G. novembre 1988).
Mais fabriquer un cloître d’eau gelée au milieu de nulle part, c’est aussi définir, péremptoire, un hortus conclusus , un jardin enclos : le clos du Nord. À l’ostension se mêle donc l’arraisonnement par Goldsworthy de la nature du Nord. Et personne ne viendra le contredire, à la différence de Robert Peary au retour de sa célèbre expédition en 1909, car il ne revendique qu’une possession éphémère que les bourrasques abattront rapidement. L’architectonique du land art, en retournant à son néant englacé, rendra au Nord sa vraie nature, c’est-à-dire son indiscernement. Vue de l’esprit que tout cela, vaine et illusoire?
Pas du tout, car, prosaïque, je rappellerai – et je suis convaincu que Goldsworthy ne l’avait pas oublié – que le pôle Nord, à la différence du pôle Sud situé sur le continent antarctique, ne peut être matérialisé sur la banquise par un point de repère fixe, une drapeau, globe, flèche ou tout autre objet saillant. La banquise en effet, sur laquelle cet amer de marine serait dressé, comme a pu l’être l’œuvre de Goldsworthy, n’est qu’un immense glaçon qui flotte sur un océan encore plus gigantesque. Agitée de courants océaniques, ballottée par les vents, la banquise ne reste jamais en place. « Avec précision, vous ne pouvez être au pôle que quelques instants ! » (Bernard Voyer, explorateur polaire).
Trois jours durant, Goldsworthy a donc découpé des blocs de glaces, puis les a empilés pour bâtir des arches qui ne cernaient déjà plus le pôle Nord géographique, mais sans doute en avaient-elles conservé la Nature et avaient contribué à la rendre un peu perceptible. Ses mots nous le répètent : « It is more of a feeling than a place. It belongs to no one – it is the earth’s common – an ever changing landscape in which whatever I make will soon disappear ». Ce qui n’appartient à personne, existe-t-il vraiment pour tout le monde?
En 1989, le Tourisme de la Dernière Chance balbutiait et les selfies n’étaient pas encore prêts d’être à la mode. Pour donner à voir et conserver traces du passage de Goldsworthy au pôle Nord et de son travail sur place, de nombreuses photos ont donc été prises durant ces trois jours ; par l’artiste lui-même et par le photographe Julian Calder l’ayant accompagné dans cette expédition. Elles furent présentées quelques mois plus tard dans la galerie londonienne mentionnée supra, la Fabian Carlsson Gallery, qui avait rendu possible le projet. Sans grand risque, on peut avancer que l’expédition n’a été financée, et n’a en définitive existé, que dans l’objectif de faire ces photos; pour les exposer dans la galerie et les vendre. Devant capter un lieu fluctuant et un moment donné pour éphémère, elles ont déclenché le processus de création et fixé sa valeur: elles en sont à la fois le motif, l’achèvement et le trophée. Exposées, vendues et achetées, elles donnèrent aussi matière à publication; l’un des tout premiers, si ce n’est le premier, livres monographiques consacrés à l’œuvre d’Andy Goldsworthy: Touching North, édité par Fabian Carlsson & Graeme Murray, London & Edinburgh, 1989. Les quelques citations de Goldsworthy introduites dans mon propre texte proviennent toutes de cet ouvrage.
Nota bene
Le 2 août 2007, alors qu’à la surface de la banquise des Touristes de la Dernière Chance se succèdent pour prendre la photo d’un emplacement qu’on leur a vendu comme le pôle Nord géographique.
Plus bas, beaucoup plus bas, sous les eaux, à 4261 mètres de profondeur exactement, sous des spots d’éclairage et l’œil de caméras, le bras articulé d’un bathyscaphe plante le drapeau russe à l’emplacement exact du pôle Nord. Il fait un mètre de hauteur et a été réalisé en titane inoxydable pour mieux résister au milieu sous-marin et à ses courants. L’avidité du Nord ne fait pas surgir ce que l’homme a de bon.
0 commentaires