“Il sort un plus gros couteau que son agresseur.”
D’abord, admirons de ce titre la belle économie de moyens : en quelques mots, nous avons le champ et le contrechamp, le pile et le face ainsi que la monnaie de la pièce. Il est question ici de l’attaque d’une petite épicerie de Fall River dans le Massachusetts, avec défense héroïque de son propriétaire machette en main et fuite piteuse de l’agresseur armé d’un poignard juste un peu plus petit. Ensuite regardons les images, puisque les enregistrements de la vidéosurveillance du magasin sont disponibles en ligne via CNN. Enfin interrogeons-nous sur la scène elle-même, où se trouve résumée toute la misère du monde occidental.
Première constatation : dans un pays où les armes à feu sont facilement disponibles et plutôt bon marché, ni l’agresseur ni l’agressé n’avait apparemment les moyens de se payer un flingue. Heureusement d’ailleurs, car si dans la course aux armements l’épicier avait défouraillé un fusil d’assaut face au Smith & Wesson du braqueur, l’affaire se serait soldée par un bain de sang. En ce cas, il n’est pas sûr que les bandes de surveillance auraient atterri aussi vite dans les bureaux d’une chaîne d’info en continu. Deuxième observation : bien que les visages soient floutés, il n’est pas difficile de deviner que les deux protagonistes appartiennent tous deux à des minorités que le bureau du recensement américain qualifierait d’afro-américaine et d’asiatique. Troisième constat : on se bat ici pour trois francs six sous – trois cents dollars exactement, selon les commentaires de CNN. Vu la faiblesse de la somme en jeu, on sent bien que les deux hommes ne sont pas prêts à y laisser leur peau, mais en même temps il est tout aussi patent que l’un n’est pas disposé à laisser filer la recette du jour tandis que l’autre voit déjà derrière les billets quelques sachets de métamphétamines bienvenus pour finir une semaine de dèche et de désespoir. De fait, bien que le combat soit violent, d’une crudité telle qu’à côté les scènes de duel au couteau des films hollywoodiens font figure d’aimables chorégraphies, aucun des deux hommes n’en sort blessé. Résumons : la scène, pantomime absurde dans les marges d’une société contemporaine mal en point, est à la fois drôle et infiniment triste.
Se fût-elle déroulée en Europe, cette affaire se serait terminée par de sérieuses blessures tant le vieux continent, sevré d’armes à feu, a une meilleure expérience des combats à l’arme blanche et, partant, une plus grande efficacité. Dans les rues sombres de Leeds, de Londres ou de Liverpool, les chances sont faibles d’être victime d’une balle perdue, plus faibles en tout cas que de se faire perforer l’estomac par une lame. Car bon an mal an, on compte quelque 30.000 agressions à l’arme blanche dans la seule Angleterre, 200 d’entre elles se finissant au cimetière. Le côté positif des choses est que la médecine légale européenne, fort bien renseignée, est aujourd’hui capable de produire sur les attaques au couteau et les blessures qu’elles occasionnent des articles plus aiguisés que ceux des confrères américains. Le Journal of Forensic and Legal Medicine a récemment publié une étude d’une équipe d’Angers qui s’y interroge sur quatre pages : existe-t-il des différences entre les plaies abdominales auto-infligées et celles qui résultent d’une agression ? Bref comment, en examinant sur un patient des blessures au couteau ou autre lame, peut-on distinguer un suicide d’un meurtre ? Eh bien c’est simple : on ne peut pas. Seule l’analyse des antécédents du patient et des circonstances du drame – heure, lieu, etc. – permet éventuellement de (pardon) trancher.
Toutefois la vie des médecins légistes n’est pas qu’un long tâtonnement dans l’obscurité pour trouver un chemin vers la vérité. Car parfois les faits parlent d’eux-mêmes. Par exemple, quand on vous amène un type avec un poignard planté dans le dos et, embrochée entre la dague et la victime, une feuille de papier clamant en termes dénués d’ambiguïté : “Ce connard ne méritait pas de vivre.” C’est d’ailleurs là un des grands avantages du couteau sur le revolver : il permet de faire passer des messages sans risque que ceux-ci s’envolent au vent mauvais.
Édouard Launet
Sciences du fait divers
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