Une analyse de la maroquinerie en Antarctique
Présentation de l’œuvre
Dans un recoin peu fréquenté des collections du Canterbury Museum de Christchurch en Nouvelle-Zélande, celles consacrées à l’âge héroïque des expéditions antarctiques, se trouve un objet étonnant, déroutant, plutôt hideux voire dégoûtant, vieux de plus d’un siècle, ce qui ne le rend pas vénérable pour autant. Cet objet unique relève du croisement de deux des catégories que les détenteurs de cabinet de curiosités avaient distinguées naguère parmi leurs pièces pour les classer et permettre leur ordonnancement dans les vitrines; à savoir les exotica qui concernent les plantes et animaux exotiques, et les artificialia qui regroupent les objets créés ou modifiés par la main de l’homme. Car l’objet en question, comme vous l’apercevez sur la photo ayant motivé la rédaction de ce billet, est une sinistre patte de manchot transformée en porte-monnaie par le membre d’une ancienne expédition polaire.
Il n’est pas très grand, d’ailleurs, cet objet. Griffes incluses, il mesure un peu plus d’une quinzaine de centimètres de long pour sept de large. Quant à son épaisseur, elle est de quatre centimètres à peine. Pas franchement le genre de bourse adaptée à la fortune de Crésus, n’est-ce pas ? Mais, voyez-vous, son intérêt réside moins dans sa fonction, et conséquemment le volume de numéraire qu’il peut contenir, que dans ce qu’il manifeste de la créativité humaine et de cette ingénieuse capacité qui est la nôtre à modifier l’environnement, la nature, quitte pour cela à devoir détruire, tuer et dénaturer ce qui nous entoure. C’est cette ambivalence de l’œuvre qu’il me paraît essentiel de relever; ambivalence des activités humaines qui peut prendre les dimensions d’un cataclysme annoncé avec l’industrialisation effrénée qui affecte les économies mondiales, comme elle peut s’introduire jusque dans les babioles vaguement utilitaires, vaguement artistiques, confectionnées par des hommes que le désœuvrement pousse à la distraction artisanale, tel un porte-monnaie réalisé en grelottant de froid lors de veillées dans une cabane en Antarctique à partir d’une patte de manchot estropié.
Les étapes de la confection
Dans une étape préalable, un manchot insouciant, vaquant à ses aviaires occupations, a été consciemment estourbi par d’indéterminés mais assurément mortels moyens humains. Puis, une patte – la plus grosse ou la plus saine – a été intentionnellement sectionnée du reste de la dépouille animale par des moyens tranchants. Son dos a ensuite été volontairement creusé par des moyens de fortune de manière à évider un espace suffisant pour y glisser quelques menues piécettes de monnaie, des pennies selon toute vraisemblance. Et l’affaire était dans le sac! Désormais, le fier propriétaire de cette bourse polaire pouvait avoir l’illusion, comme la vaine assurance, de ne plus avoir à craindre de se faire plumer aussi facilement qu’avant son séjour antarctique par les commerçants, une fois revenu d’entre les manchots; les griffes de l’animal, parfaitement conservées sur cet objet hors norme, devant certainement avoir vertu apotropaïque dans l’esprit de son artisan, comme les pattes des jeunes Léporidés sont censées porter le bonheur.
À moins que – mais c’est là une très hasardeuse hypothèse – l’habile artisan n’eût été initié aux pratiques nécromanciennes islandaises, notamment les sortilèges capables de confectionner des pantalons tirelires (cf. sur Charabanc, l’effroyable publication consacrée au Nábrók).
Biographie du marin artisan maroquinier
L’artisan en question, le maroquinier de l’Antarctique, avait pour nom James « Scotty » Paton (1869–1917). Le zigue est né à Glasgow en 1869, a émigré en Nouvelle-Zélande, et a disparu en mer, probablement en 1917. Entre-temps, il aura servi dans la Royal Navy la majeure partie de sa carrière, comme matelot tout d’abord, puis comme bosco (maître d’équipage); fonction qu’il occupait sur l’Aurora quand ce navire fut officiellement porté disparu lors d’une traversée du Pacifique Sud. Paton, qui a participé à plusieurs expéditions vers l’Antarctique, a côtoyé deux des plus illustres explorateurs de ce continent: il a été matelot sur la goélette Nimrod d’Ernest Shackleton (1874–1922) lors de la British Imperial Antarctic Expedition entre 1907 et 1909; matelot encore, mais de 2e classe, sur le Terra Nova lors de la funeste expédition qui vit périr Robert Falcon Scott (1868–1912) et ses quatre compagnons lors de leur retour du pôle Sud en 1912; puis il a navigué derechef avec Shackleton entre 1914 et 1916, sur l’Aurora, en tant que bosco cette fois-ci. Il était d’ailleurs à bord de ce navire lorsque celui-ci, prisonnier des glaces, dériva pendant neuf longs mois dans l’océan austral avant de retrouver une mer libre.
Toutefois, son premier voyage vers l’Antarctique avec la découverte des manchots qui devait l’amener à contracter cette manufacturière passion sphéniscidique est antérieur de quelques années. Entre 1902 et 1904 en effet, il est simple matelot à bord du Spirit, commandé par William Colbeck (1871–1930), le navire de soutien ayant porté assistance et ravitaillement aux membres de la fameuse British National Antarctic Expedition, plus connue en tant qu’Expédition Discovery (1901–1904), menée par Robert Scott et Ernest Shackleton, déjà. C’est à cette occasion que Paton a séjourné sur le continent de glace pour la première fois. Un pic de 771 mètres d’altitude sur l’île Beaufort, où il a été le premier homme à poser le pied, porte d’ailleurs aujourd’hui son nom. Et c’est aussi durant ce séjour qu’il a creusé sa propre bourse à partir de la patte d’un manchot crevé.
What Ever Happened To My Penguin Foot Purse – Brèves Remarques Maroquinières Conclusives (BRMC)
La problématique ayant guidé notre analyse de la maroquinerie antarctique était, rappelez-vous, la nature ambivalente de cette production artisanale. Nous faisions le constat cruel et désenchanté que la créativité anthropique condamne à la transformation et à la dégradation entropique la Première Matière pour des motifs dont la noblesse n’a rien d’évidente. Comme une vulgaire patte de poulet, ou de lapin, la patte de manchot-tirelire devient grigri, misérable colifichet n’ayant d’autre valeur que l’exotisme de sa provenance.
Finalement, l’Homo faber cher à Hannah Arendt (cf. Condition de l’homme moderne), l’Homo faber qui fabrique et qui réifie, celui qui croit assurer sa propre sécurité en se faisant maître de la nature et qui, partant, veut s’affirmer maître de soi et de ses actes, à quel prix y parvient-il ? Comment ce coût croît-il, et jusqu’où, si l’hostilité de l’environnement s’accentue, comme dans un milieu polaire où la notion même de survie est précaire ? Il croît à tout prix ! Un porte-monnaie à tout prendre, une divertissante manufacture; une recherche désespérée et massacrante de la consolation face à la misère d’être soi, et face à la difficulté d’être en Antarctique.
0 commentaires