La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Bons baisers de Nouvelle-Zemble
| 18 Sep 2022

Konstantin Galat, Cape Sakhanin, île Ioujny, archipel de Nouvelle-Zemble (Expédition polaire Kartesh 2016). L’expédition polaire Kartesh le long du littoral arctique sibérien, menée conjointement par des scientifiques et des photographes, a donné lieu à une exposition photographiques à Moscou en février-mars 2017.

Parmi les endroits qui me fascinent depuis longtemps, et dont l’accessibilité est inversement proportionnelle à l’intérêt que j’y porte, une mention spéciale doit être faite à la Nouvelle-Zemble, territoire russe de l’Arctique, dans l’oblast d’Arkhangelsk. Ce longiligne archipel, situé bien au-delà du cercle polaire, sépare les mers de Barents et de Kara. Le relief y est en partie arasé par la formidable puissance érosive des glaciers, en partie montagneux car ces îles forment, sur près de 1000 kilomètres de long, le prolongement naturel de la chaîne de l’Oural vers le nord. Alors que les glaces emprisonnent toujours la partie nord de l’archipel, la toundra règne sans partage sur sa partie sud.

Nouvelle-Zemble, Novoya Zemlya (Но́вая Земля́) en russe, cela signifie la « Nouvelle Terre », mais son destin tragique l’éloigne de toute espèce de virginité boréale pour la rapprocher plutôt des terres quasi-mortes, empoisonnées par le rayonnement nucléaire, de celles ayant échappé de peu à la vitrification.

Mais avant d’en arriver là, la Nouvelle-Zemble fut le lieu d’hivernage accidentel de Willem Barents. Le navigateur, parti d’Amsterdam en 1596 à la recherche d’un accès vers la Chine en suivant la route du nord et de l’Arctique – un pari au moins aussi stupéfiant que celui de Colomb de partir plein Ouest presque un siècle plus tôt – fut pris par les glaces et contraint d’improviser un hivernage ad hoc avec les membres de son équipage. Ils construisirent à cette fin un abri de fortune en désossant leur navire. Quand les glaces refluèrent et rendirent possible la reprise de la navigation, les Hollandais rebroussèrent chemin, mais Barents perdit la vie lors de ce voyage retour vers Amsterdam. Il a néanmoins laissé son nom à cette étendue maritime, baptisée mer de Barents, sise entre le Cap Nord (Norvège), le Spitzberg (Norvège, découvert par Willem Barents lors de son fatidique voyage), la Terre François-Joseph (Russie) et la Nouvelle-Zemble. Hormis cette éphémère et funeste présence hollandaise, les îles ne furent longtemps fréquentées que par les ours polaires qui dévoraient tout ce qu’ils trouvaient, les Nénètses, la population arctique autochtone, peuple nomade vivant traditionnellement de la pêche et de l’élevage du rennes, et puis par les Pomors, chasseurs, trappeurs et pêcheurs, à l’avant-garde de la colonisation russe.

La construction de la cabane d'hivernage en Nouvelle-Zemble par Willem Barents et ses hommes. Gravure tirée de l'ouvrage de Gerrit de Veer, officier et membre de l'expédition, Vraye description de trois voyages de mer tres admirables, faits en trois ans, a chacun an un, par les navires d'Hollande et Zelande au Nord par derriere Norwege, Moscovie et Tartarie, vers les royaumes de China et Catay, publié à Amsterdam par Cornille Nicolas, en 1608.

La construction de la cabane d’hivernage en Nouvelle-Zemble par Willem Barents et ses hommes. Gravure tirée de l’ouvrage de Gerrit de Veer, officier et membre de l’expédition, Vraye description de trois voyages de mer tres admirables, faits en trois ans, a chacun an un, par les navires d’Hollande et Zelande au Nord par derriere Norwege, Moscovie et Tartarie, vers les royaumes de China et Catay, publié à Amsterdam par Cornille Nicolas, en 1608.

Alexander Borissov (1866-1934) Yourte nénètse à Malye Karmakuly. Nouvelle-Zemble, 1896, Galerie Tretiakov, Moscou

Alexander Borissov (1866-1934) Yourte nénètse à Malye Karmakuly. Nouvelle-Zemble, 1896, Galerie Tretiakov, Moscou

Tout changea en 1954, année fatidique s’il en est, lorsque l’Union Soviétique désigna la Nouvelle-Zemble comme nouveau terrain de test pour les essais nucléaires de l’Armée Rouge. La population locale, à peu près 500 personnes sur l’ensemble du territoire, fut promptement déportée pour céder la place à 10.000 soldats (et combien de prisonniers politiques relevant du système du goulag ?) qui bâtirent en quelques mois l’ensemble des infrastructures et laboratoires nécessaires à l’œuvre de mort qui allait dorénavant s’abattre sur cette région.

Île Severny, archipel de Nouvelle-Zemble

Île Severny, archipel de Nouvelle-Zemble

Le premier essai nucléaire, surnommé Joe-17 par le service d’espionnage américain, eut lieu le 21 septembre 1955. Il fut rapidement suivi par d’autres, puis par d’autres, et par d’autres encore, ainsi de suite jusqu’en 1990. Les essais vont très rapidement se multiplier jusqu’à atteindre le rythme effarant d’un tir toutes les deux semaines en 1958. Différents sites de test, aux noms qui pourraient nous paraître exotiques s’ils n’étaient associés à l’atome, furent successivement utilisés : l’effrayante zone A de Chyornaya Guba ; l’abominable zone B de Matochkin Shar, et la glaçante zone C à Sukhoy Nos. Au total, la Nouvelle-Zemble fut pendant 35 ans le théâtre de 130 tests nucléaires (aériens, souterrains et sous-marins) et de 224 explosions supplémentaires d’instruments liés à l’industrie de l’arme atomique soviétique (cf. Antarctica and the arctic circle : a geographic encyclopedia of the earth’s polar regions, edited by Andrew J. Hund, 2014, ABC-CLIO). La plus tristement célèbre de ces déflagrations fut l’explosion le 30 octobre 1961 de la « Tsar Bomba » (Царь-бомба) en zone C. Elle est encore aujourd’hui considérée comme la plus puissante bombe nucléaire de l’histoire. Cette bombe à hydrogène emporté vers la Nouvelle-Zemble par un bombardier mesurait 8 mètres de long, pour 2 de large, pesait 27 tonnes, pour une puissance de 57 mégatonnes. L’engin fut largué à près de 13 kilomètres d’altitude, explosa à 4 après une chute vertigineuse de 8 kilomètres. Le nuage radioactif généré par l’explosion s’éleva quant à lui à 60 kilomètres d’altitude. Absolument effrayant !

Comme un malheur n’arrive jamais seul, la fin de l’URSS n’apporta aucun sursis à la Nouvelle-Zemble. Au contraire, la perestroïka fut synonyme de catastrophe supplémentaire puisque les eaux de la Nouvelle-Zemble devinrent le dépotoir infernal des sous-marins nucléaires démobilisés de la flotte soviétique, et certainement d’un bon nombre d’autres engins de mort non identifiés. Amis baigneurs, bienvenue en Nouvelle-Zemble…

Vu ces graves éléments circonstanciels de pollution, on comprend que pour se rendre sur place, si jamais quelques audacieux souhaiteraient braver les radiations ambiantes – j’en fais partie –, des autorisations spéciales sont évidemment indispensables. À l’éloignement, aux rigueurs du climat, et aux tempêtes atomiques, s’ajoute donc un dernier fléau, le caractère tatillon de l’administration russe. Il paraît toutefois que de rares navires de croisière parvenaient quand même à s’y rendre encore jusqu’à l’été dernier, effleurant la partie sud…et peut-être pas que des Hollandais volant.

Le 21 septembre 1955, Joe-17, le tout premier essai nucléaire soviétique effectué en Nouvelle-Zemble. Ce fut aussi le premier essai sous-marin. Jusqu’à cette date, les tests soviétiques se déroulaient dans le polygone nucléaire de Semipalatinsk au Kazakhstan. Montage photo : V. A. Logachev & al. (2000), Novaya Zemlya Test Site. Ensuring the General and Radiological Safety of the Nuclear tests: Facts, Testimonies, Memories, IzdAT, Moscou

Le 21 septembre 1955, Joe-17, le tout premier essai nucléaire soviétique effectué en Nouvelle-Zemble. Ce fut aussi le premier essai sous-marin. Jusqu’à cette date, les tests soviétiques se déroulaient dans le polygone nucléaire de Semipalatinsk au Kazakhstan. Montage photo : V. A. Logachev & al. (2000), Novaya Zemlya Test Site. Ensuring the General and Radiological Safety of the Nuclear tests: Facts, Testimonies, Memories, IzdAT, Moscou

Le nuage radioactif de Tsar Bomba en octobre 1961. Document déclassifié, Rosatom State Atomic Energy Corporation.

Le nuage radioactif de Tsar Bomba en octobre 1961. Document déclassifié, Rosatom State Atomic Energy Corporation.

Un dernier mot sur la Nouvelle-Zemble est indispensable pour expliquer son formidable pouvoir d’évocation, propice au rêve, à l’effroi comme à la réflexion. La Nouvelle-Zemble est en effet devenue récemment la référence d’une forme d’heuristique paradoxale, car son histoire tragique comme sa géographie singulière sont à l’origine de la conception du burlesque concept de « zemblanité » par l’écrivain britannique William Boyd dans son roman Armadillo (1998, Seuil). Ce dernier définit par zemblanité les choses malheureuses qui n’arrivent pas par hasard, mais qui sont au contraire produites méthodiquement pour un résultat nul, voire négatif ; le catastrophisme attitude autrement dit. Ainsi posée, la zemblanité s’avère un jeu littéraire dont le ressort narratif est évident. En plus d’être une interprétation assez juste du destin récent de la Nouvelle-Zemble, le concept peut encore se décliner sur divers modes et terrains. Ainsi sur le plan artistique, relève de la zemblanité la Cloaca, la machine à produire de la merde, élaborée en 2000 par le plasticien belge Wim Delvoye. Et il en est de même dans les champs sanitaire, écologique, boursier, guerrier, qui agitent régulièrement la sonnette d’alarme de la « bonne conscience » internationale. La zemblanité tend à devenir le modèle interprétatif ultime des crises à répétition que nous éprouvons toutes en tant que catastrophes annoncées et attendues ; il paraît que d’autres sont encore à venir… Zemblanistes de tous pays !

Couverture de Loustal pour l'édition française du roman Armadillo de William Boyd, traduction de l'anglais par Christiane Besse, Seuil, 1998

Couverture de Loustal pour l’édition française du roman Armadillo de William Boyd, traduction de l’anglais par Christiane Besse, Seuil, 1998

Je ne suis pas certain cependant que ce soit la connaissance de la condition historique de la Nouvelle-Zemble qui ait initialement incité William Boyd à parler de zemblanité. Car, ce concept n’est qu’une inversion de polarité, le décalque négatif d’un autre plus connu, plus ancien, plus ancré aussi dans la réflexion académique ; un concept dont les correcteurs orthographiques des traitements de texte acceptent déjà l’occurrence (gage de son succès). Il s’agit de la « sérendipité », laquelle est censée définir les découvertes heureuses réalisées de manière fortuite – la pénicilline par exemple –, mais à condition de savoir les repérer, ce qui laisse une marge de manœuvre à l’intervention humaine, et donc au génie d’Alexander Fleming. Le fait que ce soit un autre écrivain britannique, Horace Walpole pour ne pas le citer, qui ait été à l’origine du terme de sérendipité (serendipity) au milieu XVIIIe renforce symboliquement le lien unissant sérendipité et zemblanité. Mais c’est toutefois géographiquement parlant que l’association entre les deux est la plus éloquente. Car le terme « Serendip », à partir duquel sérendipité a été forgé, est un terme provient du vieux persan et désigne également une île, celle de Ceylan (Sri Lanka) en l’occurrence. Le néologisme inventé par Walpole fait suite à sa lecture d’un ancien conte iranien narrant le voyage entrepris par trois princes de Perse vers l’île de Serendip, et leurs aventures extraordinaires (cf. Dominique Goy-Blanquet « Voyage en sérendipité » in Les Aventures des trois princes de Serendip, 2011, Éditions Thierry Marchaisse). Par conséquent, William Boyd, dans une géographie fantasmagorique, n’a plus eu qu’à placer aux antipodes l’une de l’autre l’île de Sri Lanka et celles de Nouvelle-Zemble, tropicalité et froid polaire, luxuriance et désert glacé ; une pure inversion comme le sont les concepts de sérendipité et de zemblanité.

Ceci étant dit, sachant le contexte international actuel, et l’état des relations entre la Russie et la plupart des autres pays d’Europe, je crains que la route de la Nouvelle-Zemble ne soit pas prête de s’ouvrir. D’un autre côté, vu le peu d’intérêt personnel que je porte au Sri Lanka, je serai alors tenté de conclure qu’il serait autant sérendipiteux que je parvienne en Nouvelle-Zemble que zemblanesque que je me rende au Sri Lanka. Mais peut-être n’aurai-je jamais l’occasion de voyager ni vers l’un, ni vers l’autre, ce qui serait alors un bon test de falsifiabilité pour estimer la pertinence de ces deux concepts. Qui sait combien sont profondes les mers et hauts les ciels qui font notre monde ?

Localisation de la Nouvelle-Zemble. Fond de carte Wikipédia

Localisation de la Nouvelle-Zemble. Fond de carte Wikipédia


 

1 Commentaire

  1. ubupere

    avez vous noté, dans la perspective de vos regards, que la « nouvelle terre » russe définie par le parallèle 77° au nord et 70,7 au sud du gros orteil de la « nouvelle zamble » dont elle moralise la forme, a retrouvé depuis le XVI° siècle son nom initial. La gravure de 1608 rapportant sa relation avec le royaume de Chine (dont les Jesuites sont ministres topographes et astronomes) restitue la Zemble moralisée en relation avec l’arche « de Noé ». Le bateau de Barents y devient Ararat ( sur le 40° parallèle Nord) arche salvatrice ici de Barents sur le 77° N… Cette arche moderne y joue le même rôle symbolique que la cité interdite de Beijin ( sur le 40° Nord) également) mais rapporte plus discrètement son rapport à la méridienne « magnétique » AKAABA- JERUSALEM qui moralise par un arc de 60° la méridienne echatologique supposée non pas du pôle de rotation stabilisé ( moralisé par Ararar et Ururur – Babylone ) , mais du pôle magnétique encore « marchant ».

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