Chaque ville dégage une couleur, des couleurs. À Bordeaux, ville au nom de couleur, on baigne dans l’or des monuments patrimoniaux, ce dégradé de jaune, jaune orangé, blond, beige, grège, jusqu’au gris des échoppes. On se mire dans le vert-gris-bleu-doré de la Garonne, on marche au fil du mobilier urbain bleu marine, et on rêve de vin rouge. Ces teintes de la capitale gironde, la graphiste-illustratrice néerlandaise Irma Boom les a traduites dans un papier peint. À sa manière. Car la couleur est incertaine, variable, insaisissable, selon les supports, l’œil et la lumière. C’est aussi une idée. Pourquoi le designer Martin Szekely a-t-il regardé Marseille en jaune-froid avec son vase en verre de 1988 ? Le soleil, le Ricard ? Ces deux interprétations chromatiques de cités, très subjectives, sont présentées à l’exposition « Oh Couleurs ! Le design au prisme de la couleur », au musée des Arts décoratifs et du design de Bordeaux (MADD). Un grand bain de nuances, de jouvence, qui pigmente la saison culturelle « Paysages de Bordeaux 2017 ».
Singularité, cette explosion de près de 400 objets multicolores est mise en scène dans les réserves du musée, appelées à devenir le lieu du design. Ce bâtiment rugueux est une ancienne prison et en a gardé l’architecture carcérale. Les couleurs vont-elles être enfermées dans des cellules ? Une des deux cours est consacrée à l’irisation. Cette crainte s’envole vite, les teintes se font la belle, fugaces et rebelles, bulles de savon, boule à facettes, coquillages, nous déjouant avec des effets d’optique. Changeantes selon la lumière, sans pigments, mais jouant avec les effets la structure microscopique de la matière. Comme les robes de Paco Rabanne, la Nike Blazer Mid Iridescent de 2014, le vase Scarabée vert de Jean-Baptiste Fastrez…
Cette entrée dans l’incertitude de la couleur donne le ton onirique de cette exposition. La commissaire Constance Rubini, directrice du MADD, n’a pas souhaité dérouler une analyse théorique ou scientifique, elle laisse cela à l’historien Michel Pastoureau [1] invité à hisser la force symbolique des drapeaux. Elle revalorise la couleur dans sa relation au design, peu étudié, comme un matériau, citant en exergue le peintre Johannes Itten, du Bauhaus : « La forme est aussi couleur. Sans couleur, il n’y a pas de forme. Forme et couleur ne font qu’un. »
C’est ce que met en lumière la scénographie du designer Pierre Charpin, particulièrement dans la carte carte blanche qui lui est donnée : « Todo es de color », chante t-il comme le duo de flamenco Lole y Manuel. La couleur, ici pigmentaire, s’impose partout. Du côté des services, c’est d’abord le jaune qui identifie la boîte-aux-lettres française, le vert qui signale la croix de pharmacie. Le petit livre de Mao était rouge comme la révolution. Si le orange désigne la combinaison des détenus de Guantanamo, il devient alors un code répressif. Il rappelle que dans les années 80, les meubles se faisaient noirs, telle la chaise Miss Wirt, de Philippe Starck.
Charpin, lui, a toujours assumé avec jouissance la franchise de ses jaunes fluo, bleus clairs ou rouges, comme avec le « Stand » vert de 2002. La couleur n’est pas un élément décoratif en plus, mais elle définit un volume, une présence, sensible, une émotion. Avec deux films, le designer relativise et trouble notre manière de percevoir. Lors d’une corrida de 2012 du torero José Tomás, dont l’arène ocre, le costume doré et le rouge de la muleta sont des signes forts et iconiques, le taureau, noir, voit paradoxalement en noir et blanc, et flou. Inversement, dans le film Sanjuro de Kurosawa, en noir et blanc, pas besoin du rouge pour voir que le sang coule ! Que voit-on vraiment ? La couleur est aussi une fiction.
De cellule en cellule, on va faire « l’expérience » que « la couleur n’existe que s’il y a un spectateur pour en faire l’expérience », comme le défendait le designer danois Verner Panton (1926-1998). Avec ses sièges organiques évoquant son restaurant Varna à Aarhus (Danemark), on testera le rouge qui serait (pour lui) dynamique, le violet plus secret, le bleu calmant. Pour l’artiste Donald Judd, présenté avec Corner Chair (1984), le rouge semble être « la seule couleur qui définisse précisément l’objet et fasse apparaître nettement ses arêtes et ses coins ».
Changement d’univers avec Paule Marrot (1902-1987), décoratrice de textile, qui à partir de 1953 va donner ses premières couleurs aux autos de Renault, à ses populaires Dauphine. Elle trouvait si tristes les 4CV. Une histoire peu connue de ce nouveau métier de coloriste naissant, surtout pour une femme. Et on part en voiture avec son imagination et ses gammes aux trente teintes, son gris Montespan, son bleu Capri, son rouge Montijo… Une découverte de cette exposition.
Les vert pâle, Sienne brûlé, bleu outremer clair des maisons de la Cité ouvrière Frugès, à Pessac, démontrent que pour Le Corbusier qui l’a conçue la « couleur peut apporter de l’espace ». Indigo des boro japonais, cascades de coloris du plastique des Tupperware qui datent les décennies, rouges à lèvres pour des lèvres pétales se confrontent, dans une palette de sensations, de significations, d’émotions. Mais c’est avec le théoricien de l’art Josef Albers, et son ouvrage Interaction of Color (1963), que le doute s’accroît. Il démontre qu’un carré vert apparaîtra plus clair ou plus foncé selon qu’il sera posé sur du bleu ou du jaune. Le rouge est-il vraiment rouge ?
Anne-Marie Fèvre
Design
[1] Michel Pastoureau, Le Petit Livre des couleurs (avec Dominique Simonnet), Panama, 2005, Les Couleurs de nos souvenirs, Le Seuil, 2010.
« Oh Couleurs, le design au prisme de la couleur », musée des Arts décoratifs et du design, 39, rue Bouffard, 33000 Bordeaux. Jusqu’au 5 novembre. Catalogue à paraître.
Saison culturelle « Paysages de Bordeaux 2017 », jusqu’au 25 octobre.
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