Sobriété ! Macron appelle à la « sobriété énergétique volontaire » afin d’éviter la panne sèche cet hiver et les coupures de gaz et d’électricité. Sobriété ? Ce mot –nouvelle « valeur »?– contamine toute la vie. La production industrielle, la consommation, le travail, le sport, la nourriture, les voitures, les voyages, la Tour Eiffel… et par assonance la boisson -sobriété versus ébriété ! Mais dans le design, voici que tombent sur nos meubles, patatras, une abondance d’une sorte de style… « patapouf ».
À lécher les vitrines des magasins de meubles, ou dans les salons spécialisés, on découvre des assises rondes mises en ordre d’énormité, des larges et gros canapés rembourrés, collés au sol, comme le volumineux Nourhane et boudiné chez Menzzo.fr, une « sorte de pixel géant ». À la Redoute, on annonce la couleur : du « plus « bold », avec des assises comme «gonflées qui créent une écriture ronde et souple, qu’on retrouve sur les piètements des tables, dans les jeux d’arrondis des structures tubulaires… Du doux, du doudou, du roudoudou… Certaines méridiennes s’arrondissent langoureuses sur plusieurs mètres carrés. Comme chez Poliform, des sofas, vrais radeaux, de Jean-Marie Massaud ! Il faut au moins un salon de 70 m2 pour accueillir ces géants.
Les hôtels, de luxe ou de charme, donnent le ton, c’est cosy toute. Le salon parisien EquipHotel de novembre prônera l’hospitalité, l’aventure comme chez chez soi, le soin de soi (care). Fauteuils cylindrés et mastocs, entourant des lits de plus en plus étendus, de 160cm à 200cm de large ! et de plus en plus hauts ! Et combien de coussins ? Huit, dix, qu’il faut évidemment enlever pour se coucher, mais c’est la norme. Du moelleux XXL ! Mais très « sobres !» et souvent éco-conçus avec des tissus naturels et chauds. Pour être dans le coup, les tables et autres sièges peuvent adopter de gros pieds un peu éléphantesques. Ce débordement de matières, c’est côté haut de gamme car qui casera dans son logement modeste, aux chambres de plus en plus exigües, de telles masses par ailleurs si onéreuses.
Dans la grande distributions plus accessible, on retrouve aussi ces formes maousses. Chez Maisons du Monde, s’alignent Ingo ou Snoop en plus informes ; et qui dit patapouf, dit recrudescence de poufs qui s’épaississent. Chez But, s’affale le Big Bertha ! Des luminaires capelines, des abats-jour en forme de chapeaux de paille peuvent coiffer ces masses. Pour être dans le coup, une tasse de Monoprix adopte une anse potelée. Et chaussés de godasse plateforme démesurées, on mettra les pieds sur le bureau trapu.
Ce désir d’encombrant douillet, les lanceurs de tendances l’exacerbent. Comme tout le monde, ils ont remarqué que lors des confinements liés au Covid, beaucoup de gens se sont repliés dans leur maison, bricolant, commandant meubles après lampes, dont des canapés. Il fallait donc proposer des produits de crise, d’après crise pandémique (et pendant crise climatique), offrir de la sécurité domestique, du plus confortable que confortable, du nid cotonneux cocooning, recyclé. Dans un livre récent, Philosophie de la maison ( Rivages, 2021), le philosophe Emanuele Coccia énonce que « l’individu moderne se constitue principalement à travers les choses dont il fait usage et dont il s’entoure ». Pour lui, il y aurait « un animisme matérialiste qui résonnerait avec le discours écologiste ».
Certains « tendanceurs » évoquent, eux, un retour (encore!) aux seventies, pour justifier ces imposants meubles marshmallow. Mais on est bien loin des sièges de Pierre Paulin, suaves, organiques et si dessinées, loin de ses langues, champignons, rubans et autres tapis en jersey moulant, qui rimaient avec 1968, avec une vie décontractée au sol, et hédoniste. Car dès l’apparition du chopper, et au fil des styles du mobilier, l’histoire des objets et des meubles a démontré à quel point ils étaient les marqueurs d’une période économique, politique et culturelle bien précise, comme autant de symboles et de datations ! Aujourd’hui, les canapés qui étaient entrés dans les salons dans les années-60-70 pour regarder la télé, ne savent plus où donner de la fonction. Que reflètent en 2022 ces gros volumes qui voudraient nous dorloter, l’hédonisme n’étant plus d’actualité en cette fin « de l’abondance et de l’insouciance » selon Macron ?
D’autres oracles de l’air du temps font appel à l’oxymore – l’oxymore est aussi de rigueur, il explique et tambouille tout et son contraire. Comme au dernier salon Maison et Objet où était vendu le « méta-sensible ». Soit la fusion des mondes réel et virtuel. Ces intérieurs aux formes rebondies et immersives, aux lignes bubble-gum, auxquelles on ajoute des textures naturelles et de l’artisanat bien terrien, seraient le pendant indispensable du développement des métavers, de nos avatars qui nous doublent.
Dans le même méta-univers, le Design Museum de Londres invite à l’expérience du Monde de l’ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response) soit « Réponse autonome du méridien sensoriel » ou « Réponse sensorielle autonome culminante ». L’installation comprend une assise géante telle une accumulations de lianes de guimauve molle et rose, et des écrans. On y voit et écoute des vidéos ASMR (subculture lancée sur Youtube qui a envahi les plateformes sociales). Cet acronyme désigne une technique de relaxation. On éprouverait une sensation physique d’euphorie, de calme profond, parfois un picotement dans le corps, déclenchée par le son, le toucher et le mouvement. Le musée présente son exposition comme la « première du genre à faire sortir le monde de l’ASMR de votre écran pour le faire entrer dans un espace physique. » Dans votre canapé finalement. Le canapé n’est plus seulement une assise, devient une plate-forme pour se retrouver tout seul/ensemble. Un monde merveilleux ?
La dématérialisation des objets n’est pas pour demain, en témoignent ces divans ventrus aussi écolos soient-ils. En se greffant au numérique, ces choses biens solides aggravent leurs cas. Car le numérique non plus n’a rien de dématérialisé. Il s’appuie sur des métaux rares bien réels qu’il conviendrait de prendre aussi en considération d’un point de vue écologique, eux qui font irruption dans la géopolitique. Et Internet est un considérable consommateur d’énergies.
Parallèlement à cette « hybridation » –un autre mot explique-tout très en vogue– il existe encore des causeuses élémentaires et confortables, qui invitent à la discussion, la lecture, la musique, et aux câlins. Quand on traque ce genre de « tendance », on est forcément de mauvaise foi ! Dans le design, l’économe, le minimal ont toujours traversé cette discipline, par esthétisme dans la tradition moderniste « du less is more » ; par souci écologique ces derniers temps, du réemploi à la seconde main.
En 2022, le canapé Riace de Ronan et Erwan Bouroullec (pour Magis) est un bon exemple de bon design encore inventif présenté à Milan. Certes, il est long, mais pas trop large, son dessin est subtil. Son dossier et son assise finement rembourrés effleurent à peine la structure légère en bronze blanc, il semble presque en apesanteur. Il reste très confortable, a de la tenue. Riace, comme la ville de Calabre connue pour ses bronzes. Et pour avoir, dès 1998, accueilli de nombreux exilés, un symbole de la cause migratoire. Quand un nom de canapé évoque des hommes biens réels à sauver plutôt que des avatars parallèles qui font se sauver.
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