La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Vatnajökull (the sound of)
| 21 Juin 2022

Comme il a fait un peu chaud au cours des jours précédents, je vous invite à effectuer un saut dans le passé, histoire de prendre un bon bol d’air frais et de craindre pour notre avenir et celui de nos enfants; histoire, aussi, d’avoir mauvaise conscience, puis d’être pris d’un « vertige ontologique » (ça ce n’est pas moi qui le dis). Vous êtes prêt?

Doncques retour en juin 2007! Nous sommes à Londres, le printemps touche à sa fin. Pendant une semaine, du 6 au 13 juin, l’ensemble des étudiants des Beaux-Arts présentent comme tous les ans au jury et public leur projet de fin d’études. Parmi ces artistes en devenir, Katie Paterson, une jeune Écossaise de 26 ans, expose son travail à la Slade School of Fine Art, établissement prestigieux rattaché à l’University College de Londres et plus communément appelé The Slade. Vatnajökull (the sound of), le titre de son œuvre est un brin énigmatique. Certes, les personnes versées dans les arcanes de la géographie islandaise auront reconnu le nom du plus grand glacier de l’île, un monstre de 8300 km², mais cette identification toponymique ne leur aura pas permis de percer le sens général de ce titre. Le principe de Vatnajökull (the sound of), une fois expliqué, est pourtant simple, relativement simple, même si on ne peut pas en dire autant de sa réalisation. Vous allez vite comprendre…

Numéro personnel du Jökulsárlón í Breiðamerkurjökul © Katie Paterson

Numéro personnel du Jökulsárlón í Breiðamerkurjökul © Katie Paterson

De quoi s’agit-il exactement? D’art conceptuel, un gros mot! Accrochés sur une cimaise de la galerie de l’école, une série de onze chiffres réalisés avec des néons blancs interpellent le visiteur : 0 7 7 5 7 0 0 1 1 2 2. D’accord, vous n’êtes pas plus avancés par la description de l’installation, mais si vous prenez votre téléphone et que vous composez le numéro s’affichant sur le mur, vous serez alors mis directement en communication, par liaison satellite s’il vous plaît, avec le glacier Vatnajökull en Islande, celui-là même qui donne son intitulé au projet. Les sons, les bruits, plus ou moins limpides ou clapoteux, que vous entendrez dans votre appareil seront ceux captés par un hydrophone in situ, submergé dans le lagon situé au pied de l’une des nombreuses langues glaciaires dégringolant de l’immense Vatnajökull. Le micro sous-marin, qui traduit les ondes acoustiques du milieu liquide en impulsions électriques, est relié à un amplificateur, lui-même connecté à un téléphone programmé pour se connecter au votre après quelques sonneries. « Ne quittez pas, vous allez être mis en relation avec le lagon du glacier ». Il ne vous parlera pas peut-être pas, ce glacier, il ne vous donnera pas non plus l’heure locale islandaise, mais vous l’entendrez respirer, transpirer même…

Ce lagon porte un nom dont seuls les Islandais ont le secret, le Jökulsárlón í Breiðamerkurjökull, raccourci en Jökulsárlón par commodité. Facilement accessible, on le trouve sur la côte sud-est de l’Islande, le long de la route n°1, celle qui fait le tour du pays. C’est l’un des endroits les plus spectaculaires de l’île, apparu il y a quelques décennies seulement avec le retrait progressif du glacier dont il est l’émissaire. Il continue d’ailleurs de croître régulièrement à mesure que reculent les glaces du Vatnajökull, sa superficie ayant quadruplé depuis le début des années 70 pour atteindre aujourd’hui près de 18 km². Parfois de forts craquements, semblables à des explosions, se font entendre. Ce sont des blocs volumineux qui cèdent brusquement à la surface du glacier et qui se précipitent dans les eaux turquoises du lagon. On dit que le glacier vêle, et cette chute donne naissance aux icebergs dont le Jökulsárlón est empli. Ils patientent là, sagement, flottant le temps de fondre suffisamment à leur tour avant de pouvoir franchir la moraine donnant accès au petit fleuve Jökulsá devant les entraîner jusqu’à la mer. Ils seront alors pris par les courants marins et emportés vers le large, ou tout simplement rabattus vers le rivage où ils s’échoueront comme de gigantesques méduses translucides.

Icebergs dans le lagon © Katie Paterson

Tel est donc l’astucieux projet conçu et réalisé par Katie Paterson, présenté à la Slade en cette année 2007. Résolument politique, écologique, poétique et technologique, il rend perceptible les conséquences du processus global de réchauffement climatique qui touche l’ensemble des glaciers de la planète. Plutôt que de donner à voir le résultat du recul des glaciers par des photos présentant classiquement un avant et un après, Paterson a plutôt choisi, en recourant à des technologies sophistiquées, de donner à entendre quelque chose de dynamique; la plainte des glaciers en train de fondre; une expérience unique, à la fois sensorielle et de l’ordre du « still in the Making » (en cours de production), une œuvre audible mais invisible, une performance de la disparition; une communication incompréhensible sans l’appareil discursif l’accompagnant, mais sinistre et glaçante avec; un coup de fil à la planète qui se meurt.

Katie Paterson a raconté que l’idée de son projet lui est venue au retour d’un séjour de plusieurs mois en Islande. Malade, elle avait ressenti le besoin étrange de parler au glacier en sortant d’un rêve, comme si sa propre guérison en dépendait… Le projet a mûri, les solutions techniques se sont peu à peu mises en place pour assurer la matérialisation de Vatnajökull (the sound of), donnant une forme audible au glacier et à son lagon par la retransmission téléphonique de lointains clapots. Inutile de préciser que le projet de Paterson a obtenu un grand succès lui permettant de décrocher son diplôme. Le numéro affiché par les néons, blancs comme la glace, pouvant être composé très facilement de n’importe quel endroit du monde, le glacier fut appelé par plus de 10.000 personnes en l’espace d’une semaine, avec des appels qui vinrent d’aussi loin que les Samoa, de l’autre côté de la planète. Appel significatif s’il en est car, avec beaucoup d’autres, ces îles du Pacifique sont également les victimes désignées du réchauffement climatique. La fonte des glaces enfermées dans les calottes glaciaires du Groenland, d’Antarctique, ou dans les glaciers continentaux, insulaires dans le cas de l’Islande, provoque en effet une hausse générale du niveau des océans qui finiront par les engloutir à moyenne échéance.

Icebergs dans le lagon © Katie Paterson

© Katie Paterson

Vatnajökull (the sound of) s’apparente en définitive au partage d’une expérience, non pas au travers d’un ensemble de données livrées à l’analyse comme le ferait une scientifique mais par des sons bruts tirés de leur élément naturel; le partage avec qui le souhaite, n’importe où dans le monde, d’un témoignage direct sur les répercussions du réchauffement climatique, et ceci moyennant le simple coût d’une communication téléphonique; la mise en correspondance immédiate d’auditeurs avec un événement distant se déroulant à des centaines voire des milliers de kilomètres, instituant un rapport intime, comme un secret chuchoté à l’oreille, avec une catastrophe planétaire qui aura sous peu un impact sur l’humanité entière.

Face au cataclysme, plutôt que le silence et l’aveuglement, préférez l’inconfort du son du Vatnajökull…

Le lagon gelé © Katie Paterson

NB: lors de sa présentation en tant que projet de fin d’études à la Slade, le travail de Katie Paterson a donné lieu à des enregistrements audio de plusieurs séquences de sons enregistrés par l’hydrophone immergé dans le lagon. Ces derniers sont toujours régulièrement mis à la disposition du public dans des galeries d’art et des expositions à travers le monde. Des écouteurs sont proposés aux visiteurs, placés à proximité de néons reproduisant le numéro de téléphone affiché en 2007, de photographies du glacier Vatnajökull et du lagon Jökulsárlón í Breiðamerkurjökull prises par Paterson elle-même, ainsi que la liste des 10.000 et quelques appels enregistrés cette année-là.

Retrouvez les photos partagées dans cet article sur le site web personnel de l’artiste.


 

1 Commentaire

  1. Anne Westhoff

    Merci de la découverte de ce très fort concept artistique remarquablement décrit.

    Réponse

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