La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Ben Shahn non conforme
| 11 Jan 2024

Ben Shahnm, Scotts Run West Virginia, 1937, 57 X 72 cm. Whitney Museum of American Art, New York © Estate of Ben Shahn / VEGAP, Madrid, 2023

Dessinateur, peintre, photographe et artiste engagé, Ben Shahn (1898-1969) fait l’objet d’une formidable rétrospective au musée Reina Sofía de Madrid. Né en Lituanie, mort à New York, il fut un grand témoin de combats essentiels du XXe siècle aux États-Unis, depuis l’affaire Sacco et Vanzetti dans les années 1920 jusqu’au mouvement pour les droits civiques dans les années 1960.

Mais si Ben Shahn est un nom relativement connu – et respecté – de l’histoire de la photographie, son oeuvre graphique, qui constitue l’essentiel de sa production et lui valut une grande célébrité de son vivant, a été après sa mort souvent sous-estimée: trop figurative, trop réaliste, trop explicite; en tout cas marginale au sein d’une peinture américaine du XXe siècle plus volontiers portée sur l’abstraction et l’expérimentation formelle.

L’exposition madrilène qui met en lumière et en perspective toutes les facettes de Shahn (peintre et photographe, mais aussi dessinateur, illustrateur, affichiste), pose de façon passionnante, au-delà de la leçon d’histoire et des chocs visuels, la question du regard politique de l’artiste. Ce que Shahn, parlant de sa démarche, résumait ainsi:  « J’essaye de fixer les visages de gens frappés par l’injustice. »

Sacco et Vanzetti

Ben Shahn, The Passion of Sacco and Vanzetti, 1931-1932, Whitney Museum of American Art (Edith and Milton Lowenthal Collection) © Estate of Ben Shahn / VEGAP, Madrid, 2023

L’injustice, Shahn y a été confronté très tôt. Né à Kaunas en Lituanie dans une famille juive, il assiste, tout jeune enfant, à  l’arrestation de son père par la police tsariste. Un événement qui déterminera, en 1906, l’exil de la famille à New York, où elle retrouve le père, évadé de Sibérie. Comme une bonne partie des émigrés juifs d’Europe centrale, les Shahn s’installent à Brooklyn dans le quartier de Williamsburg où le chef de famille travaille comme menuisier. Ben apprend d’abord la lithographie avant d’étudier les beaux arts et de voyager en Europe, au milieu des années 1920.

L’injustice, c’est déjà le sujet de la première oeuvre qui le fait connaître: La Passion de Sacco & Vanzetti, une série de 23 gouaches exposées en 1932 qui retrace l’itinéraire, les procès et l’exécution, en 1927, des deux militants anarcho-syndicalistes d’origine italienne. Les toiles sont directement inspirées de photos publiées dans la presse de l’époque.

Un passage de la photo à la peinture qui deviendra pour lui de plus en plus évident. « J’étais un jeune homme en colère qui arpentait les rue de New York, racontait-il dans un entretien réalisé dans les années 60. Un jour, j’essayais de dessiner des musiciens aveugles sur Union Square, mais ils bougeaient tout le temps. Et je me suis dit qu’il valait mieux les prendre en photo, et peindre à partir de l’image. »

Misère en face

À l’époque, il partage un appartement avec Walker Evans, qui est déjà un photographe reconnu. « Je lui avais demandé de m’apprendre, mais il n’avait jamais le temps, et il m’a juste donné un conseil un jour sur le trottoir, avant de monter dans un taxi: ‘c’est très simple, tu mets un f/2.8 quand tu es du côté de la rue qui est l’ombre et un f/4.5 du côté au soleil. Tu règles la vitesse sur 1/125, tu bouges pas et c’est bon’. » Encore faut-il avoir l’oeil… Shahn, qui sillonne la ville avec un Leica offert par son frère, commence à placer ses photos dans les journaux.

C’est Walker Evans qui le fait embaucher, en 1935, dans ce qui deviendra la FSA (Farm Security Administration), le grand projet du New Deal  pour venir en aide aux agriculteurs ruinés par la crise de 29. Des photographes, payés par l’État fédéral, sillonnent le pays pour illustrer les programmes de réhabilitation. Mais ce dont témoignent avant tout leurs images (dont les inoubliables et célébrissimes portraits de Dorothea Lange), c’est de l’incroyable misère de l’Amérique profonde.

Ben Shahn, Sam Nichols, tenant farmer, Boone County, Arkansas. Octobre1935. Impression numérique à partir d’un négatif de 35 mm. 20 x 25 cm. The Library of Congress, Prints & Photographs Division, Colection FSAOWI (LC-USF33-006037-M3)

La misère, Shahn la photographie en face, sans triche et sans misérabilisme, comme on échange un regard de plain-pied. Et plus que la colère, le désespoir ou la détresse, c’est une énorme fatigue que l’on lit sur les visages et dans les corps des mineurs du Kentucky ou de Pennsylvanie, des deux gamins noirs sans abri dans un patelin du Mississippi, de la famille en voiture sur une route de l’Arkansas, ou de Sam Nichols, le fermier blanc en haillons devant sa ferme en ruine, toujours dans l’Arkansas.

Engagements

Ben Shahn, We French Workers Warn You… defeat means slavery, starvation death, 1942. Lithographie 68×104 cm. Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia

Pour la FSA, où il retrouve la peintre et lithographe Bernarda Bryson, qui sera sa seconde épouse, Shahn ne se contente pas de faire des photos, il réalise des affiches de propagande, une activité qu’il poursuivra tout au long de la guerre, s’engageant pour la défense du syndicalisme, l’inscription sur les listes électorales pour la réélection de Roosevelt, ou le combat anti-nazi comme dans ce poster de 1942 où des hommes en casquette, pris dans une rafle, bras en l’air devant une affiche rouge avertissent: « Nous, ouvriers français, vous prévenons… la défaite signifie l’esclavage, la famine, la mort… »

Les personnages des affiches sont souvent le reflet de ceux des photos, mais les traits, plus accentués, plus simples, renvoient au dessin de presse, y compris la caricature (Daumier figure en bonne place dans sa bibliothèque), et aussi, bien sûr, à l’iconographie militante de son temps. Sauf que ses « héros » de la classe ouvrière ne sont pas des surhommes indiquant le chemin de l’avenir radieux mais des humains ordinaires. Shahn ne montre pas, il regarde; ses personnages n’illustrent pas des idées, ils sont leur propre message. Lui mème opposant ce qu’il nommait son « réalisme personnel » au réalisme social.

Welders (For Full Employment After the War, Register, Vote), 1944, Michael Berg Collection © Estate of Ben Shahn / VEGAP, Madrid, 2023

Fresques

À Paris, dans les années 1920, il a fait la connaissance de Diego Rivera. Il le retrouve à New York en 1933 au Rockfeller Center où le peintre muraliste mexicain a reçu commande d’un immense fresque intitulée L’homme à la croisée des chemins. Shahn seconde Rivera durant plusieurs semaines jusqu’au jour où Nelson Rockfeller, le commanditaire, découvrant parmi les personnages les têtes de Marx, Engels, Lénine ou Trotsky, demande à Rivera de les effacer, ce que l’artiste refuse. Jamais inaugurée, l’oeuvre sera détruite quelques mois plus tard… et recréée l’année suivante au Palacio de Bellas Artes de Mexico, sous le titre de L’homme, contrôleur de l’univers, à partir de photographies prises à New York.

L’expérience avortée ne décourage pas Shahn qui réalise dans les années 30 et 40 plusieurs fresques, dont une, sur commande de la FSA, en 1937-38, au Jersey Homestead, ensemble de logements construits par l’administration fédérale pour accueillir des familles juives ruinées par la crise. C’est dans cette localité rurale, rebaptisée Roosevelt en 1945, que Ben Shahn et Bernarda vivront jusqu’à leur mort. Ils travaillent ensemble à la peinture monumentale que l’on peut voir dans ce qui est aujourd’hui une école primaire. L’hommage aux migrants juifs arrivant en Amérique se déploie sur près de quatorze mètres de large et quatre mètres de hauteur. Débarquent de concert à Ellis Island la mère de l’artiste et Albert Einstein, à la tête d’une cohorte où se mêlent anonymes et personnalités, comme dans les fresques de Rivera; les travailleurs manuels penchés sur leurs machines à coudre côtoient les architectes penchés sur leurs tables à dessin et l’ensemble, parfaitement en phase avec son époque, oscille entre temps difficiles et construction de l’avenir.

Restent, comme une tache de l’histoire et un leitmotiv dans le parcours de l’artiste, les cercueils ouverts de Sacco et Vanzetti, une image qui l’obsèdera jusqu’à la fin: en 1967, deux ans avant sa mort, sa dernière fresque murale, réalisée en céramique pour l’université de Syracuse dans l’État de New York, reprend plusieurs scènes, dont celle des cercueils, de La Passion de Sacco et Vanzetti, peinte près de quarante ans auparavant.

Full view of the Ben Shahn Mural at Syracuse University. Photo: Kenneth C. Zirkel (CC BY-SA)

Après la catastrophe

La libération de l’Europe, Hiroshima, la guerre froide, les droits civiques, la guerre du Vietnam: pas un seul événement/bouleversement de son époque n’échappe au trait de Shahn dans les vingt-cinq dernières années de sa vie, les plus prolifiques dans le domaine de la peinture. Les photos – des autres plus que les siennes –  restent une source essentielle d’inspiration, avec en élément déclencheur les images de villes bombardées et de ruines publiées dans les journaux de l’époque. Dans Remember the wrapper (littéralement « N’oublie pas l’emballage »), une toile de 1945, des soldats américains distribuent des chewing-gums à des enfants italiens dans un paysage urbain dévasté.

Ben Shahn, Carnival, 1946. Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid © Estate of Ben Shahn / VEGAP, Madrid, 2023

La catastrophe ou sa menace sont présentes même dans des toiles aux sujets apparemment moins sombres: dans Carnival (la Fête foraine), un tableau de 1946, l’homme qui rêve couché sur un banc au premier plan n’est pas serein. Pas plus que le couple dans une nacelle peut-être en train de se détacher en plein ciel, ou celui de dos, penché en arrière comme pour éviter un danger. World’s greatest comics (Les meilleures bandes dessinées du monde), qui date de la même année, montre deux enfants absorbés dans la lecture de leurs journaux illustrés: deux solitaires immensément loin l’un de l’autre; le portique, avec ses cordes et ses anneaux, pourrait être une potence, le ciel est à l’orage et le haut treillis rouge qui ferme l’aire de jeu a des allures de grilles de prison.

Ben Shahn, World’s Greatest Comics (1946). Amon Carter Museum of American Art, Fort Worth, Texas. © Estate of Ben Shahn / Licensed by VAGA at Artists Rights Society (ARS), NY

Rouge Shahn

Ce rouge et ces quadrillages, on les retrouve tout au long de l’oeuvre de Shahn, comme une carte de visite, parfois presque cachée – dans la signature ou le ruban d’un chapeau. Piliers de pont, rails de chemins de fer, bancs publics, grillages, barbelés, façades ajourées d’immeubles ou d’usines structurent et strient une peinture des temps modernes, toiles d’araignée d’un monde métallique dur aux humains, à l’opposé en cela de l’énergie positive des Constructeurs de Fernand Léger. Quant au rouge, on peut y voir un rappel de l’engagement politique, mais aussi du sang versé et peut-être de l’incendie de la maison familiale en Lituanie, quand Ben Shahn était enfant: la seule chose que son père avait pu sauver en retournant dans les flammes, racontait-il, c’était un exemplaire de la Torah. Des flammes, de nombreuses toiles portent la trace, dont une fameuse Allegory de 1948 où un monstre rouge mi-loup mi-lion crachant du feu se tient au-dessus de quatre enfants morts pelotonnés: une image inspirée par un fait-divers survenu à Chicago.

Cible naturelle du maccarthysme, Shahn ne renie pas ses engagements: contre les essais nucléaires américains sur l’atoll de Bikini entre 1946 et 1958, pour les droits civiques (son portrait de Martin Luther King fait la une de Time en mars 1965) et contre la guerre au Vietnam. Dans Identity (1968), une de ses toutes dernières oeuvres, les mains serrées et les poings levés sont une affiche appelant au combat; le texte au-dessus est une citation du Talmud: « Si je ne me soucie pas de moi, qui donc s’en souciera ? Et si je ne me soucie que de moi, qui suis-je ? Et si ce n’est pas maintenant, quand? »

 

Ben Shahn, Identity, 1968. Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid © Estate of Ben Shahn / VEGAP, Madrid, 2023

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Ben Shahn. De la no conformidad.
Exposition au musée Reina Sofía de Madrid, jusqu’au 26 février 2024

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