Tout commence par la nuit. Tout commence dans la nuit éternelle du monde, les entrailles de la terre. Tout commence dans les cavernes et les clairières, là où les hommes trouvent Refuge, là où protestants des Cévennes et d’ailleurs se retrouvèrent pour prier ensemble.
Quand, défaisant ce qu’avait paraphé Henry IV un siècle avant lui, Louis XIV révoque l’édit de Nantes à Fontainebleau en 1685, il prend le peuple de la “Religion Prétendue Réformée” (R.P.R.) à un piège sans échappatoire. Il leur est à la fois interdit de pratiquer leur religion, ministres exilés, temples détruits ; et interdit de quitter le royaume, des dizaines de milliers de huguenots s’aventurant aux chemins de l’exil, chemins secrets et guides tarifés qui en rappellent d’autres aujourd’hui. Si parmi tous ceux qui n’ont pu fuir en Suisse, en Angleterre ou en Hollande, ils sont si nombreux à devenir catholiques “en surface”, les Nouveaux Convertis (N.C.) trouvèrent issue à cette impasse dans les profondeurs de la nuit.
Ce sont les mères de famille, qui lisent les Bibles de Genève restées cachées au fond des fours, et défont le soir ce qu’aux enfants contraints à la messe et au catéchisme les prêtres ont inculqué dans la journée. Ce sont les prédicants, ces nouveaux bergers d’un troupeau privé de pasteurs, qui sans mandat ni robe prêchent dans le creux des grottes, des bois ou des granges. À ce siècle d’oppression que referme l’édit de Tolérance signé par Louis XVI en 1787, comme aux lieux sauvages et retirés où l’ombre offre sa cache, on a donné le nom de Désert. Ces calvinistes si imprégnés d’Ancien Testament qu’ils lui empruntent nombre d’expressions – c’est leur “patois de Canaan”- s’identifient ainsi au peuple d’Israël, errant dans le Désert.
Comment filmer le Désert, quand c’est un trou tout noir ? En l’occurrence, la grotte du Péras, une cavité bien cachée parmi les chênes verts d’une colline de Mialet, qui passé un boyau si bas que l’on s’écorche la tête aux stalactites, se révèle salle géante, assez grande du moins pour accueillir des centaines de croyants en manque de la parole de Dieu. La veille du jour de Noël 1687, ils vinrent des alentours, et de bien plus loin, pour écouter la liturgie sous la voute même où des hommes préhistoriques ont laissé leurs traces. Ils communièrent enfin, avant d’être découverts par les Royaux, trahis par quelque délateur local… Ce récit, nous le devons à la voix douce chaloupée d’accent de Philippe Hebster, silhouette menue mais sèche et solide comme souche de châtaignier : il est le guide des visites au Musée du Désert, l’institution en charge d’une telle mémoire.
Comment donner à voir ce temple réinventé dans la roche néolithique, quand le matériel manque pour rendre visible tout le volume, quand sa perspective s’écrase ou s’efface sous le halo de la minette (petit projecteur accroché à la caméra) ? Avec le chef opérateur, nous trouverons finalement une solution toute expressionniste. Il s’agit non pas d’éclairer de front, mais de balayer le décor de notre faisceau, depuis le flanc de la pièce : rochers et reliefs se révèlent en contre-jour, et la matière de la pierre s’illumine un instant, émergée de la nuit pour y retourner aussitôt. Voici que la lumière réanime de vie le néant, et une simple silhouette éclairée de derrière se peint alors en ombre de fantôme, rejoignant les noires cohortes peintes sur verre par Samuel Bastide. Je ne sais ce qu’il en restera au montage, mais il me semble que, comme souvent, la contrainte de l’économie et la résistance du réel ont accouché d’une idée plus intéressante, d’une image plus singulière que si nous avions tout bien anticipé.
C’est aussi au secret des forêts que le petit peuple protestant retrouvait le culte qui lui était interdit au jour. Trois siècles plus tard, quelques centaines de mètres caillouteux sous la grotte du Péras, le Musée du Désert ouvre sa chênaie à une Assemblée nocturne. Déployés à deux caméras, nous filmons les files de marcheurs qui glissent à la faveur du crépuscule, à travers les perspectives des troncs, pour s’assoir sur leurs petites chaises pliables ou sur les murets couverts de mousse, et se réunir ainsi devant la chaire en bois dressée pour l’occasion. Fidèles du coin ou scouts d’Alsace, ils sont des dizaines, des centaines mêmes, venus écouter l’office du pasteur d’Alès.
Eric Galia évoque le mot qui sert de slogan à la région : “Résister”, cri de lutte gravé dans la roche de la Tour de Constance, un donjon d’Aigues-Mortes, par une prisonnière qui y laissa défiler sa vie plutôt que d’abjurer, Marie Durand. Mais c’est pour nous parler de l’attentat de Nice, survenu l’avant-veille – ou des réfugiés, dont un programme de l’Église réformée organise l’accueil. Moi qui suis étranger à ce monde, je l’écoute commenter un passage du Nouveau Testament, interroger la morale, lancer les chants. Je suis assez impressionné par ces psaumes et cantiques qui résonnent dans la nuit, si chers aux Réformés, portés d’abord par une chorale – puis bientôt par toute l’audience, feuillets des paroles lus à la lueur des frontales.
Dès le lendemain matin, c’est un autre genre de pasteurs que nous rencontrons, de ceux qui élèvent moutons et brebis – et qui élèvent les âmes aussi, je dois le confesser. Jacques Verseil est berger, et fondateur de l’Association Abraham Mazel. Mazel, c’est le prophète des prophètes parmi les Camisards, celui dont la vision d’un rêve fit souffler le vent de la révolte une nuit d’été : “Je songeais que je voyais dans un jardin de grands bœufs noirs et fort gras qui mangeaient les choux du jardin” – paraboles des “prêtres qui dévoraient l’Église”, et que le Seigneur lui ordonne de “chasser hors du Jardin”… À ce signal de Dieu, le 24 Juillet 1702, toute une troupe descend du Mont Bougès sur Pont-de-Montvert pour libérer des frères, tuer un abbé et déclencher la Guerre des Camisards…
Mais en bon protestant méfiant des icônes et des saints, Jacques avoue se défier des sentiments d’admiration ou d’affection pour Mazel : “pour moi, ne pas en faire un héros, c’est le meilleur moyen de respecter et d’honorer son combat.” Lui qui parle occitan à ses bêtes, ovins ou chiens, et a gardé la foi des ancêtre qui reposent encore sous la pierre du hameau, il se fait une idée hautement politique et vivante d’un tel héritage. Jacques a la chevelure et la barbe du pâtre, il en a les fissures et les crêtes au coin de l’œil, ou sur la main quand elle se pose sur la canne, comme si rien n’avait changé depuis des siècles, et pourtant, il est peut-être le plus moderne de mes interlocuteurs. Si j’ai adoré le voir mener son troupeau en large et en travers d’un grand pré cerné de forêts et de montagnes, j’apprécie encore plus de l’écouter parler, jusqu’à sa grande table de bois où il nous fait don d’hospitalité (en l’occurrence, un festin de quiches et de salades préparé par sa femme, si gargantuesque qu’il cloue notre opérateur pour une sieste).
En 1992, dans le sillage d’une belle mobilisation victorieuse contre un projet de barrage, Jacques Verseil a fait racheter et retaper la maison d’Abraham Mazel, là où venait retrouver Refuge cet éternel fugitif, électron libre de la guerre cévenole. Le mas est devenu un lieu d’expositions artistiques et de conférences universitaires sur le thème des Résistances – “Murs et espaces nouveaux”, c’est l’intitulé de cette année, exploré aussi à travers un joli festival documentaire que j’ai filmé au printemps. Et les bénévoles travaillent eux aussi à trouver un foyer pour les familles de réfugiés : le passé camisard se conjugue ici au présent, comme un engagement militant.
Jacques fait valoir sans cesse les subtilités et les contradictions du sujet, ou se désespère qu’on ne puisse plus comprendre ce que le temps nous a rendu étranger, comme cet hallucinant mysticisme prophétique par où les “inspirés” entrent en transe pour transmettre la voix de l’Esprit. Ainsi selon Jacques, jusque dans ces excès qui agitent le corps et ouvrent les bouches des femmes ou des enfants, les Camisards ne se rebellent pas seulement contre l’ordre établi des Catholiques – mais aussi contre l’ordre établi des protestants eux-mêmes, contre cette discipline calviniste rigoureuse qui corsète la chair et impose silence au sexe faible comme aux plus jeunes… Dans son interprétation iconoclaste, les Camisards ne font pas que défier le Pape, “ils tuent le père”, en refusant l’austérité vécue comme devoir et le martyr subi sans combattre dont la génération des parents avait faits crédo.
Tout au long de ce week-end passé dans l’autoproclamée “Vallée des Camisards”, des temples de roches ou d’arbres ont résonné de très troublants échos aux évènements du moment – crise des migrants, cauchemars du terrorisme, et cauchemars de certaines réactions au terrorisme… Éprouvé comme tous, ces jours-ci, je me réjouis d’avoir rencontré Jacques, lui qui a choisi cette leçon, parmi toutes celles qu’on peut tirer de la grande geste camisarde : résister, c’est penser le monde comme complexité et l’Histoire comme actualité.
Thomas Gayrard
16-17 Juillet 2016, Mialet (au nord de Saint-Jean-du-Gard)
Sur les traces des Camisards
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