À l’occasion de la Nuit de la traduction organisée par la Maison Antoine Vitez – Centre international de la traduction théâtrale le 24 mai 2019 aux Plateaux Sauvages, à Paris, délibéré publie des extraits des pièces lues ce soir-là.
Ce qui manque
de Tomislav Zajec
Traduit du croate
par Karine Samardžija
Deux sœurs sont confrontées à la mort de leur mère, qu’elles ont peu connue. La cadette, psychologue de profession, semble mieux armée, et décide de se rendre à l’hôpital afin de prendre en charge les dernières formalités administratives. L’aînée, plus fragile, est incapable de surmonter cette disparition. Rongée par l’amertume, alcoolique, elle assume mal un divorce qu’elle a pourtant souhaité. Son ex-mari tente de la soutenir, mais le dialogue semble définitivement rompu. Cette lente dissolution de la cellule familiale se joue autour de la chambre de David, le fils, qui s’y est enfermé depuis deux jours.
Personnages
L’HOMME, 53 ans
L’AÎNÉE, 49 ans
LA CADETTE, 42 ans
L’INFIRMIER, 28 ans
L’HUMANITAIRE, 26 ans
DAVID, 16 ans
LA JEUNE FEMME, 25 ans
IKEBANA, 41 ans
L’ENFANT, 6 ans
Terminal d’un aéroport. Les voyageurs attendent l’embarquement.
L’Homme se trouve dans la salle d’attente. Face à lui, le travailleur humanitaire est assis sur un banc, un ordinateur portable sur les genoux. Il semble assez absorbé par ce qu’il fait. L’Homme l’observe avec attention.
Au même instant entre Ikebana. Elle porte une tenue d’agent d’entretien. Elle pousse son chariot de nettoyage.Ikebana avance jusqu’à une porte fermée qu’elle tente d’ouvrir, en vain. Elle cherche parmi les clefs dans la poche de sa blouse, mais il semblerait qu’aucune ne soit la bonne.
L’Homme continue d’observer le travailleur humanitaire. Il prend son courage à deux mains.
L’HOMME (à mi-voix).– Excusez-moi…
Le travailleur humanitaire ne prête pas attention à lui.
L’HOMME (plus haut).– Pardon.
Le travailleur humanitaire le regarde d’un air circonspect. Sans dire un mot, l’Homme le dévisage. Ikebana renonce tout à fait à ouvrir cette porte. Elle rebrousse chemin. L’Homme hoche lentement la tête.
L’HOMME.– Vous ressemblez à quelqu’un que j’ai bien connu.
Le travailleur humanitaire se lève et part. Nous découvrons alors qu’il a des écouteurs dans les oreilles. L’Homme reste là, le regarde s’éloigner.
L’HOMME.– C’est tout.
L’Aînée est attablée à la cuisine. Elle se sert une rasade de whisky, l’avale cul sec. Elle se lève. S’agite. Tourne en rond. Elle avance jusqu’à la porte fermée, celle qu’Ikebana a tenté d’ouvrir sans succès. Elle toque.
L’AÎNÉE.– David –
L’Aînée attend. Elle retourne dans la cuisine. Elle prépare une assiette sur un plateau, qu’elle dépose ensuite devant la porte close.
L’AÎNÉE.– Bon… Ton repas est devant la porte, si…
Pas de réponse. Elle repart dans la cuisine. Elle nettoie son plan de travail, puis retourne jusqu’à la porte.
L’AÎNÉE.– David… Ouvre, veux-tu… S’il te plaît –
Pas de réponse. Elle toque encore une fois.
L’AÎNÉE.– Tu dois avoir faim… Ton déjeuner est devant la porte, de la soupe et… Tu m’entends –
Pas de réponse. L’Aînée se dirige alors vers la table. Elle s’assied. Elle boit un autre verre. Elle attend. Elle pleure. Elle essuie ses larmes. Elle attend. Soudain, le bruit d’une clef dans la serrure de la porte d’entrée. Elle se lève, tend l’oreille. Nouvelle tentative dans la serrure. Puis finalement, coup de sonnette.
L’Aînée se dirige vers la porte d’entrée, hésitante. Elle se décide à ouvrir. L’Homme entre. Ils se regardent.
L’HOMME.– Salut.
L’AÎNÉE.– Salut –
Silence.
L’HOMME.– Je tombe mal peut-être –
L’AÎNÉE.– Non, non.
Ils se regardent d’un air embarrassé.
L’AÎNÉE.– Je ne m’attendais pas à ce que tu débarques.
L’HOMME.– Ah.
L’AÎNÉE.– Je veux dire, que tu débarques… comme ça.
L’HOMME.– Comment ?
L’Aînée hausse les épaules.
L’AÎNÉE.– Comme si tu vivais encore ici. Comme ça, quoi.
L’Homme jette un coup d’œil à la clef qu’il a en main.
L’HOMME.– L’habitude, excuse-moi.
L’AÎNÉE.– Tu veux –
Elle s’écarte, l’Homme hoche la tête, entre et avance jusqu’à la cuisine. Il prend la cafetière posée sur la gazinière, s’en sert une tasse, s’assied. Il regarde L’Aînée.
L’HOMME.– Quand t’ont-ils appelée ?
L’AÎNÉE.– En début de matinée. Ils attendent toujours le matin. C’est la procédure.
L’HOMME.– Oui, probablement.
L’AÎNÉE.– Ils n’appellent jamais si ça arrive au beau milieu de la nuit.
L’HOMME.– Mais toi… ça va ?
L’AÎNÉE (sarcastique).– Tu reviens de voyage ?
L’HOMME.– Comment le sais-tu ?
L’Aînée reluque ses vêtements.
L’AÎNÉE.– Ce costume…
L’Homme lui sourit.
L’HOMME.– J’étais en déplacement, oui. Un séminaire, et tout ce qui s’ensuit… Enfin, tu connais la chanson, ça traîne, on s’éternise. Quand tu m’as appelé, j’ai pensé que –
L’AÎNÉE.– Je voulais seulement que tu le saches.
L’Homme la dévisage.
L’HOMME.– Tu préfères que je te laisse ?
L’Aînée hausse les épaules.
L’AÎNÉE.– En fait –
L’HOMME (il l’interrompt).– Je veux dire, je peux partir.
L’AÎNÉE.– Ça va, c’est bon, arrête.
Silence.
L’Homme sort son téléphone portable, jette un coup d’œil à l’écran. L’Aînée l’observe.
L’AÎNÉE.– Tu es très sollicité, dis-moi…
L’Homme ne lui répond pas, il pose son téléphone sur la table.
L’AÎNÉE.– On dirait que quelque chose te –
L’HOMME (il l’interrompt).– David est à la maison ?
La Cadette est assise devant la porte blanche d’une chambre d’hôpital, sur laquelle est inscrit le numéro 202. Elle attend. Et ce probablement depuis la scène précédente. Elle tient sur ses genoux un sac en plastique contenant quelques vêtements. C’est alors que l’Infirmier du service passe près d’elle. Il se hâte, l’air soucieux. Il presse sur son front un mouchoir en papier, sous lequel on devine une blessure. La Cadette se lève.
LA CADETTE.– Bonjour –
L’Infirmier accélère le pas.
LA CADETTE.– Excusez-moi –
L’Infirmier ne s’arrête pas et sort. La Cadette le regarde s’éloigner, puis se rassied. Elle prend un mouchoir en papier, se mouche. Ikebana traverse le couloir en poussant son chariot de nettoyage, dans sa tenue d’agent d’entretien. Elle s’arrête devant la Cadette.
IKEBANA.– Les enfants sont ainsi.
LA CADETTE.– Pardon ?
IKEBANA.– Cruels et impitoyables, jusqu’au bout. C’est ce qu’ils sont.
LA CADETTE.– Je ne sais pas. Je n’en ai pas.
IKEBANA.– C’est ce qu’ils sont. Jusqu’à la fin.
La Cadette la regarde, sans voix. Ikebana montre le mouchoir que la Cadette tient fermement dans les mains.
IKEBANA.– Terminé ?
Ikebana lui tend la poubelle. La Cadette la considère un instant, puis jette le mouchoir dans la corbeille.
IKEBANA.– Merci.
Ikebana fixe la Cadette d’un œil sévère, laquelle bien évidemment est embarrassée. L’Infirmier revient et s’approche de la Cadette, qui se lève à nouveau. Ikebana s’éloigne lentement.
L’INFIRMIER.– Vous êtes –
LA CADETTE.– Pardon ?(Elle saisit tout à coup la question.) Ah, oui.Je suis… une proche, une parente –
L’Infirmier la regarde, perplexe.
LA CADETTE.– Je suis sa fille.
L’Infirmier hoche la tête.
LA CADETTE.– Je ne voulais pas entrer seule, mais je suis sa –
L’INFIRMIER.– La fille de cette dame ?
LA CADETTE.– Oui, de cette dame.
La Cadette montre le sac plastique.
LA CADETTE.– Je lui ai apporté… ceci.
L’Infirmier regarde le sac.
LA CADETTE.– J’ai pensé que… Ce sont des vêtements que je… Ils lui iront sans doute…
L’INFIRMIER.– J’en suis certain.
LA CADETTE.– Vous croyez ?
L’Infirmier hoche la tête.
LA CADETTE–Comment le savez-vous ? Vous n’avez même pas –
L’Infirmier, réticent, prend le sac, y jette un coup d’œil.
LA CADETTE.– Je n’étais pas sûre.
L’INFIRMIER (plus enthousiaste).– Ça lui ira très bien.
LA CADETTE.– Tant mieux.
L’INFIRMIER.– Vous voulez entrer ?
La Cadette le regarde sans dire un mot. L’Aînée s’assied à côté de l’Homme, à la table de la cuisine. Elle l’observe, tout en avalant une autre rasade de whisky.
L’AÎNÉE.– Il s’est enfermé dans sa chambre.
L’HOMME.– Tu veux que j’essaie ?
L’Aînée hausse les épaules. L’Homme se lève, se dirige vers la porte. L’Aînée se lève à son tour.
L’AÎNÉE.– Attends –
Elle le rejoint, ramasse le plateau qui, tout ce temps, est resté sur le sol. Elle recule un peu, tout en tenant le plateau dans les mains.
L’AÎNÉE.– Tu peux y aller maintenant.
L’Homme s’appuie contre la porte. Il toque.
L’HOMME.– David –
Pas de réponse.
L’HOMME.– Allez, ouvre cette porte. Ouvre, c’est papa !
L’Homme regarde L’Aînée.
L’HOMME (à l’Aînée).– Depuis quand il est enfermé ?
L’Aînée hausse les épaules. L’Homme s’appuie à nouveau contre la porte.
L’HOMME.– Tu m’entends, David ? C’est moi… ouvre cette porte, veux-tu
Pas de réponse. L’Homme recule, tandis qu’elle repose le plateau devant la porte. Ils retournent tous deux à la table. S’asseyent. Se taisent. Puis, passé un certain temps :
L’AÎNÉE.– Décidément, tu ne changes pas.
L’HOMME.– Pardon ?
L’AÎNÉE.– Tu donnes toujours le meilleur de toi-même.
L’Homme lui lance un regard irrité.
L’HOMME.– Parce que tu penses t’y prendre comment, toi ?
L’AÎNÉE.– Moi, je ne pense plus. (Elle s’arrête, puis soudain, catégorique.) Ce que je veux dire c’est que… j’ai cessé de penser à demain depuis bien longtemps.
L’HOMME.– Et ça te convient ?
L’AÎNÉE.– Parfaitement. (D’un ton amer.) En revanche, toi…
La Cadette et l’Infirmier sont désormais dans la chambre. Ils se tiennent devant le lit d’une vieille femme, dont le corps sans vie est couvert jusqu’au menton. L’Infirmier se tapote le front avec une compresse. Ils se taisent.
L’INFIRMIER.– Ils l’ont attaché à l’arbre, en face de l’hôpital. Ensuite, ils lui ont jeté des cailloux. Il aboyait, c’est comme ça que j’ai su. Quand je suis arrivé, ils m’ont pris pour cible.
Silence.
LA CADETTE.– Vous saignez.
La Cadette pointe sa tête du doigt.
L’INFIRMIER.– Je sais, oui.
L’Infirmier prend une nouvelle compresse et l’applique sur sa blessure.
LA CADETTE.– Une chance que vous soyez –
L’INFIRMIER.– Quoi ?
LA CADETTE.– Infirmier.
Il sourit.
L’INFIRMIER.– Effectivement.
LA CADETTE.– Ils ne vous ont pas loupé.
L’INFIRMIER.– Que voulez-vous… Les enfants peuvent être cruels.
LA CADETTE.– On me l’a déjà dit, aujourd’hui.
[…]
Le regard de la traductrice sur la pièce :
Deux fils rouges dans ce texte : les deux sœurs, qui portent les fractures et les manques au sein d’une même famille, et la tragédie de David, adolescent qui découvre son homosexualité. Si l’histoire des deux sœurs semble au premier plan, c’est pourtant bien celle de David qui porte l’intrigue et qui, avec beaucoup de pudeur et de manière très subtile, pose la question de l’impossibilité de dire et de vivre son homosexualité. Les personnages sont désignés par leur place dans le schéma familial, ou dans leur fonction emblématique (L’Humanitaire, L’Infirmier, mais surtout Ikebana, art japonais de la composition florale, personnage qui par sa présence discrète porte tous les petits arrangements de chacun avec ce qu’il est). David, dont l’absence résonne et pèse sur le plateau, est le seul à être désigné par son nom.
Le texte dit la difficulté des rapports à l’autre (les deux sœurs) et du rapport à soi (David), et tous les personnages sont dans l’incapacité de dire. Faute d’être clairement adressée, la parole est toujours mal reçue. Tous les personnages se demandent s’ils ont réussi à être ce qu’ils sont, et se trouvent confrontés à un choix : obéir aux conventions sociales au risque de subir plus que de vivre, ou assumer ce qu’ils sont.
Karine Samardžija
Ce qui manque de Tomislav Zajec
Titre original : Ono što nedostaje
Date d’écriture : 2014.
Date de traduction : 2018
La pièce a été créée en décembre 2017, au ZKM (Théâtre de la Jeunesse de Zagreb), dans une mise en scène de Selma Spahic.
8 personnages (4 hommes, 4 femmes). Un petit garçon de six ans dans la scène finale ; il ne dit rien.
Un seul décor pour différents lieux : la salle d’attente d’un aéroport, une chambre d’hôpital, une cuisine.
Durée approximative : 100 minutes
Ce qui manque a été traduite avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale. La pièce, inédite en français, peut être commandée ici.
Tomislav Zajec, né à Zagreb en 1972, a suivi un cursus de dramaturgie à la Faculté des arts de la scène de sa ville natale, où il enseigne aujourd’hui. Il a écrit trois recueils de poésie, quatre romans, ainsi qu’une dizaine de pièces de théâtre. Il a reçu à cinq reprises le premier prix Marin Drzic du meilleur texte dramatique (cinq auteurs au palmarès chaque année). Ses textes sont très présents sur les scènes croates. Ils sont également traduits et joués en anglais, en hongrois, en polonais, en russe, et depuis peu en espagnol (Argentine).
Karine Samardžijaest née en France en 1976. Elle a suivi une formation littéraire et linguistique en bosniaque, croate et serbe à l’Inalco. En 2006, elle fonde la revue Retors, revue numérique de traduction, avec Sarah Cillaire et Monika Prochniewicz. Elle est traductrice de théâtre (Almir Imširević, Aleksandra Tišma, Slobodan Šnajder, Natasa Govedic, Lana Saric, Milena Markovic, Milena Bogavac), et de poésie (Marko Ristić, Jovan Hristić). Elle a reçu l’aide à la création d’ARTCENA pour le texte Puissent nos voix résonner, d’Adnan Lugonic, ainsi que le prix Domaine étranger des Journées de Lyon des auteurs de théâtre pour le texte Il faudrait sortir le chien, de Tomislav Zajec. Depuis 2017, elle coordonne le comité sud-est européen de la Maison Antoine Vitez, avec Alexandra Lazarescou.
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