La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Prima donna addormentata
| 10 Fév 2024

N’y a-t-il pas quelque chose d’injuste de profiter ainsi d’un tel cadeau du Ciel, sans jamais le partager avec les autres? N’allait-il pas le payer un jour? C’est la question qui turlupinait depuis des lustres Pierre Detouches.

Mais quel pouvait bien être ce cadeau du Ciel que ce particulier ne pouvait pas garder pour lui?

Un couple heureux

Voilà plus de trente ans déjà qu’il coulait des jours heureux avec la toujours jeune madame Detouches. Des jours et –et c’est à elles que nous allons surtout nous intéresser– des nuits!

Qu’avaient-elles donc ces nuits?

Disons-le d’emblée à celles de nos lectrices qui s’attendraient à trouver ici des récits torrides, passez votre chemin. Si c’est cela que vous cherchez –ça ne nous regarde pas!–, dirigez-vous vers d’autres lieux où l’on peut trouver cette littérature… spécialisée.

Mais cessons de suivre nos lectrices dépravées dans des librairies que nous ne fréquentons pas et revenons à nos moutons –si l’on peut dire–, Madame Detouches n’ayant jamais eu besoin de les compter pour tomber dans les bras de Morphée.

À peine est-elle endormie que le spectacle commence!

Ou plus précisément le concert.

Quittons la scène sur la pointe des pieds, le temps d’un bref aparté.

Beaucoup de couples sont condamnés, par l’exiguïté de leur logement, à partager le même lit. Certes, une douce condamnation dans les premiers temps, mais ils passent vite et bientôt ce qui était un jardin d’Eden se transforme peu à peu en un champ de bataille où chaque co-belligérant se terre dans sa tranchée. Une protection bien illusoire face aux odieux sifflements, aux sinistres grognements, aux insupportables borborygmes, bref à toute la gamme infernale des terribles ronflements.

Un conflit navrant qui se conclut, hélas, le plus souvent par la séparation des combattants.

Chez les Detouches, rien de tel! Tout n’est qu’harmonie.

Revenons quelques années en arrière, aux premières manifestations de ce qui nuit après nuit allait s’affirmer comme un véritable don du ciel.

Don du Ciel

Tout a commencé par des murmures, certes grâcieux, mais quasi inaudibles. Puis sont venus des mots. Les premiers intelligibles – si l’on peut dire – et dont M.Detouches se souvient encore, comme si c’était hier, furent: curcuma gingembre!

Les mois suivants, les phrases se firent plus longues, de plus en plus chantantes. À l’instar du Sprechgesang on aurait pu les qualifier de ronflé-chanté? Parfois -rarement! – quelques mots refaisaient surface. On était certes toujours plus près de l’écriture automatique ou d’une forme de cut-up. Une nuit, M.Detouches entendit clairement à plusieurs reprises : Vous allez comprendre mieux maintenant!

Nos deux tourtereaux étaient bien loin de leur première pluie. Ils avaient déjà vu fleurir ensemble ­d’un seul cœur!– plus de trente printemps, comme nous croyons l’avoir déjà dit.

Ce que nous n’avons pas évoqué, c’est leur passion partagée, de toujours, pour le grand art, l’art lyrique! Ils écoutaient avec un bonheur égal, aussi bien le chant des walkyries que celui des soubrettes et pouvaient, sans transition aucune, passer du Crépuscule des Dieux aux Cloches de Corneville!

Un jour, ou plutôt une nuit, Monsieur Detouches constata avec surprise que le ronflement – mais peut-on encore parler de ronflements à propos d’une musique aussi céleste? – de son épouse sublimait le fameux air de la Reine de la Nuit qu’ils avaient écouté le jour même.

Voulant en avoir le cœur net, il tenta dès le jour suivant une expérience et proposa à sa chère prima donna addormentata d’écouter Carmen.

À peine Madame fut elle endormie que le lit conjugal se métamorphosa en arène! Passée la surprise de ne pas entendre un des airs de la célèbre cigarière ou de la douce Micaëla, ce fut l’air du toréador qui résonna aux oreilles ébaubies du radieux mari.

Désormais, ses nuits ne furent plus qu’une suite ininterrompue de concerts sublimes. Bien sûr Monsieur Detouches ne dormait plus beaucoup et, disons-le, ça commençait à se voir!

Mais que de joies ineffables, que de bonheur indicible!

C’est à cette époque que commencèrent les turlupinages.

Turlupinages

Comment partager cette bonne fortune avec d’autres?

Enregistrer ces chants de nuit? Non, rien n’égale le spectacle vivant! Faire rentrer du public dans la chambre conjugale? Non plus, trop exiguë et puis, tout de même, on tient à son intimité!

Le moment est venu de révéler un détail qui a son importance. Le sommeil de Madame Detouches était un sommeil profond, dont elle ne sortait jamais avant l’aube. On ne lui connaissait pas de rêves ou tellement enfouis qu’au réveil, elle n’en avait jamais le moindre souvenir. Et, précision plus étonnante encore, de peur de briser le charme en le lui révélant, Monsieur Detouches n’avait jamais parlé à son épouse de son talent surnaturel!

Ce détail et cette précision auront leur importance comme on le découvrira bientôt.

La vision providentielle d’un film, To Rome with Love, de Woody Allen, narrant la carrière d’un grand chanteur incapable de déployer tout son talent ailleurs que sous sa douche sera le déclic. On installe bien une douche sur scène afin que celui-ci puisse se produire, pourquoi ne pas reconstituer de la même façon, sur les planches, l’intérieur de leur chambre à coucher? Des chambres à coucher, ce n’est pas cela qui manque chez Feydeau ou Labiche!

Monsieur Detouches pensa alors au petit théâtre de boulevard à l’italienne, où il se rendait si souvent avec Madame écouter des opérettes. Un rendez-vous fut pris avec le directeur M.Coquintriste, joyeux luron, contrairement à ce qu’aurait pu laisser penser son patronyme. Joyeux luron et un mélomane averti ouvert à tous les nouveaux modes d’expressions, même les musiques concrètes bien qu’il se soit spécialisé dans les productions d’ œuvres légères.

Toujours est-il que l’homme de théâtre a aussitôt accueilli la proposition si singulière de son visiteur avec un vif enthousiasme.

Il ne restait plus qu’à mettre en place une stratégie, afin que l’étonnante cantatrice, ou plutôt, –osons ici un audacieux néologisme–, la ronflatrice ne se doutât de rien.

Eût-elle été prévenue, il aurait été impossible de vaincre sa pudeur et sa timidité et l’enchantement n’aurait-il pas risqué de disparaître?

Bref, pour la plus grande gloire de la musique, Line –nous ne l’avons pas encore dit, mais Madame Detouches se prénommait Line – monterait sur les planches à son insu!

Il fut donc convenu que des brancardiers se présenteraient, une fois l’artiste plongée dans son sommeil léthargique, au domicile d’icelle, la découcheraient délicatement pour l’installer avec la même délicatesse sur scène, dans le lit de la chambre reconstituée à l’identique et faiblement éclairée. Après tout, le public ne viendrait pas pour la voir, mais d’abord pour l’entendre!

Le talent de Madame Detouches ne se manifestait jamais pendant son premier sommeil, ce qui laissait une bonne heure pour réaliser ce transfert.

Succès

Vint enfin l’heure de la première! Le spectacle eut un succès retentissant, bien que dans le plus grand silence pour la raison que nous donnerons plus loin. Un tel triomphe que M.Coquintriste en vînt à souhaiter que l’on ajoutât des matinées aux soirées. Une proposition aussitôt rejetée par Pierre Detouches, sa femme n’ayant jamais aimé faire la sieste. Des siestes qui auraient été bien impossibles pendant cette période, son mari écoutant et lui faisant écouter plus de musique qu’ils n’en avaient jamais écouté ensemble. Au point que – ignorant qu’elle répétait malgré elle son programme du soir – elle commençait à s’en étonner!

Signalons qu’afin de ne pas prendre le risque de réveiller l’artiste à la fin des représentations, le public, invité à rester silencieux pendant le spectacle, était prié de ne pas applaudir, une consigne qui fut – il faut le saluer – suivie soir après soir avec beaucoup de discipline.

Il y eut pourtant un soir où un spectateur qui commençait à ronfler au fond de la salle – sans aucun talent d’ailleurs – dût être évacué discrètement.

Madame Detouches, reconduite chez elle après chaque récital, et toujours aussi profondément endormie, n’aura jamais eu vent de son trimestre de gloire.

C’est un incident curieux qui a conduit son mari à interrompre sa carrière. Un soir qu’elle venait de ronfler la mort de Boris Godounov sur un ton grave qu’on ne lui connaissait guère, à la surprise générale, elle s’est levée, a traversé la scène et emprunté, comme si elle avait toujours fréquenté les lieux, les couloirs du théâtre jusqu’aux toilettes dames. Quelques minutes plus tard, alors que le public commençait à murmurer, elle a réapparu côté jardin et s’est recouchée dans son lit, comme si de rien n’était.

La brillante carrière de l’étoile filante du ronflé-chanté s’acheva ainsi. Elle ne se produisit plus, jusqu’à sa dernière nuit, que dans le lit conjugal. Son “chant” du départ fut un sublime enchaînement de l’air de Manon “Adieu petite table” et de celui de Mario Cavaradossi “E lucevan le stelle” qui se perdit dans un souffle.

Son dernier.

Épilogue

Pour la première fois depuis bien longtemps, Monsieur Detouches fit une nuit complète.

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