Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…
À force de jouer des sonates de Scarlatti, on finit par être capable d’en écrire. Trois grands interprètes ont ainsi laissé de “vraies fausses” sonates : le pianiste polonais (et Premier ministre en 1919) Ignace Paderewski, le claveciniste colombien Rafael Puyana, et Scott Ross qui, lors de la diffusion de son intégrale Scarlatti sur France Musique, le 1er avril 1985, il y a 31 ans exactement, s’est offert un poisson d’avril scarlattien.
Le Caprice à la Scarlatti n°3 de Paderewski, daté de 1887 et enregistré en 1922, a un petit côté Bach/Busoni bien marqué, mais témoigne d’une excellente connaissance du mécanisme des sonates : les trois derniers motifs sont intouchés, seuls les deux premiers subissant une extension (pour le premier) et une réduction (pour le deuxième). En revanche, les deux grands motifs suivants sont triples, ce qui ne se voit jamais chez Scarlatti. Les rarissimes grands motifs triples sont toujours solitaires, et dès que possible changés en motifs doubles ! Mais il faut pour pouvoir l’affirmer avoir décortiqué les 520 sonates binaires. Paderewski est donc absous… avec les honneurs : la pluie bienfaisante de son dernier motif triple est un ravissement.
Puyana, lui, a commis dans les années 1980 une superbe sonate por el señor Escarlate, aussi belle et hispanisante qu’une vraie. Là aussi, la connaissance des stratégies scarlattiennes est évidente puisque la deuxième partie commence par une fusion des deux derniers motifs de la première. Cependant, Puyana a dû se demander que faire de l’introduction supprimée, et il l’a intercalée entre les deux derniers motifs, contrevenant ainsi à la loi (quasi) fondamentale de la sonate qui veut que la fin soit intouchée. En outre, cela donne une symétrie trop centrale que Scarlatti évite toujours soigneusement.
Quant au poisson d’avril de Scott Ross, je désespérais de mettre un jour la main dessus quand, interrogeant la base de l’INA, j’appris que cet estimable institut avait conservé une seule émission en date du 1er avril 1985, celle de France Musique où Scott Ross joua son poisson d’avril… Sur place, à la Bibliothèque nationale, on me dit que je peux écouter la fameuse sonate, mais en aucun cas l’enregistrer, “pour des questions de droits”, ce qui m’interdit d’en analyser le spectre… Cela rappelle tout à fait ce conte où l’odeur du rôti se paye du son d’une pièce sur le comptoir. Ainsi fus-je contraint par le législateur à la fraude caractérisée : introduisant un magnétophone entre mon oreille et l’écouteur, je parvins à capturer le poisson.
Cette ubuesque complication eut une récompense : non seulement cette sonate est magnifique, mais elle met en jeu une stratégie que Scarlatti n’a jamais employée ! La première partie voit se succéder trois motifs, avant un double symétrique majeur. Dans la deuxième partie, les trois premiers motifs disparaissent et sont remplacés par une longue improvisation sur le motif du double, ce qui est sans exemple dans les sonates, mais se trouve être parfaitement dans leur esprit. En d’autres termes, Scott Ross se montre ici plus scarlattien que Scarlatti…
Les fausses sonates de la semaine
De et par Ignace Paderewski, le Caprice à la Scarlatti n°3 :
La première partie du Caprice, avec les deux grands motifs triples successifs (entre les traits blancs), du jamais vu chez Scarlatti.
La sonate por el señor Escarlate se trouve à la fin du double CD Puyana/Scarlatti (Harmonia Mundi 1988).
Quant à celle de Scott Ross, depuis la première publication de ces chroniques, le poisson d’avril est réapparu, France Musique ayant plongé dans ses archives à l’occasion des 30 ans de la mort de Scott Ross. Du point de vue de la composition, cette fausse sonate est — évidemment — irréprochable :
Nicolas Witkowski
Chroniques scarlattiennes
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