La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Et vos enfants, survivraient-ils dans le désert ?
| 04 Avr 2021

Fin 2019, Barack Obama a publié sur Twitter une liste résumant ses livres préférés de l’année écoulée. Parmi cette liste figure le roman Lost Children Archives (2019) de la Mexicaine Valeria Luiselli (Mexico, 1983) qui vit et travaille à New York et a écrit ce roman initialement en anglais.

Mis à part le fait de témoigner d’une certaine culture littéraire, le choix d’Obama est intéressant, puisque le livre traite d’une thématique qui ne lui est pas étrangère en tant qu’ex-président américain : le drame des enfants d’Amérique centrale qui émigrent seuls vers les États-Unis.

Selon des estimations du site « Migration Policy », 3 527 000 migrants originaires d’Amérique centrale vivaient en 2017 aux États-Unis ; en 2018, la Customs and Border Protection a arrêté plus de 38 000 enfants non-accompagnés et presque 104 000 individus originaires du Salvador, Guatemala et Honduras.

Les routes de migration vers les États-Unis, carte issue du dossier "Child Alert" (2018) de l'UNICEF

Les routes de migration vers les États-Unis, carte issue du dossier « Child Alert » (2018) de l’UNICEF

Depuis plusieurs années, la frontière entre le Mexique et les États-Unis, ce territoire qui coûte tant de vies et sépare tant de familles, s’est transformé aussi en sujet artistique. Des films, des œuvres plastiques et littéraires ont vu le jour, comme par exemple le documentaire La Bestia (2010) de Pedro Ultreras, ou le roman Les terres dévastées (2017) d’Emiliano Monge (ed. Philippe Rey, traduit en français par Juliette Barbara). Sous Trump, les publications et réalisations ont redoublé : mentionnons seulement la vidéo Best of Luck with the Wall de Josh Begley, un « voyage », explique la légende de la vidéo, « le long de la frontière mexico-américaine, constitué à partir de 200 000 images de satellites ».

Le roman Archives des enfants perdus (publié en 2019 aux Éditions de l’Olivier, traduit en français par Nicolas Richard) est donc loin d’être la seule production artistique sur le sujet, mais elle fait largement partie des meilleures. Il s’agit d’un roman intelligent, qui sait éviter les lieux communs et réussit à traiter un sujet politique brûlant — et pas seulement dans le contexte américain — sans s’approprier la place de l’autre, c’est-à-dire celle du sujet migrant, souffrant et illégal. Pas de dépaysement social : la voix qui (d)énonce parle depuis les États-Unis et en tant que sujet civil jouissant d’un statut légal.

Fille d’un père diplomate, Luiselli a passé son enfance et son adolescence au Costa Rica, en Corée du Sud, en Afrique du Sud et en Inde. Ce n’est que pour entamer ses études qu’elle est retournée à Mexico, sa ville natale, avant de s’installer aux États-Unis pour y faire un doctorat en littérature. Elle est l’autrice, entres autres, de l’essai Papeles falsos (Faux papiers, 2010, non traduit) et des romans Des êtres sans gravité (traduit par Claude Bleton, Actes Sud, 2013) et L’Histoire de mes dents (traduit par Nicolas Richard, éditions de l’Olivier, 2017). En 2014, lors d’un voyage entre New York et l’Arizona, elle a commencé à écrire Lost Children Archives. Préoccupée par la crise migratoire, elle a également commencé à travailler comme traductrice pour les enfants indocumentados (sans papiers) auprès des instances judiciaires aux États-Unis. Dans plusieurs entretiens, elle raconte que le roman devenait pour elle un paratonnerre, un espace où elle (pro)jetait sa frustration et rage. Ne voulant pas en faire un instrument politique, elle décida d’écrire d’abord un essai, Raconte-moi la fin (traduit par Nicolas Richard, éditions de l’Olivier, 2018), lauréat de l’American Book Award en 2018.

Libérée du poids strictement politique, elle retrouve l’écriture romanesque. Dans Archives des enfants perdus, une famille recomposée — la narratrice, son époux et leurs enfants respectifs, nés de précédentes unions — part de New York pour l’Arizona. Comme on le voit sur la carte, il s’agit d’un road-trip de plus de quarante heures avec les pauses et les détours que tout voyage impose. 

Les enfants sont âgés de 5 et 10 ans, et les époux en train de s’éloigner jusqu’à se perdre, après s’être connus et avoir travaillé ensemble pendant quatre ans dans un projet universitaire, dont le but était d’établir une cartographie sonore de New York. Elle est documentaliste-journaliste, lui « acoustémologue ». Son nouveau projet à lui est de produire une pièce sonore sur les Apaches, en enregistrant leurs échos. Son nouveau projet à elle est un reportage sur la crise migratoire. Les deux époux savent qu’à la fin du voyage elle rentrera seule avec sa fille à New York et que lui restera avec son fils dans le sud des États-Unis.

La voiture se transforme alors en capsule hermétique qui traverse ce grand pays vide, sur fond de podcasts, émissions radio sur la crise migratoire, chansons — surtout « Space Oddity » de Bowie, que les enfants entonnent sur la banquette arrière — et, parfois, les histoires sur les Apaches racontées par le père. Les enfants, pris dans l’ennui et l’immobilité imposée par le véhicule, commencent alors à mélanger et à superposer les histoires, à jouer aux Apaches-enfants-migrants. Ces jeux inquiètent la mère, qui commence à se demander si ses enfants sauraient survivre seuls dans le désert, s’ils sauraient traverser à pied le Mexique, s’ils sauraient réagir correctement face aux interminables dangers d’une telle odyssée.

©Luiselli. Photo incluse dans le dossier photographique à la fin des Archives des enfants perdus 

©Valeria Luiselli. Archives des enfants perdus. Photo incluse dans le dossier photographique à la fin du roman.

Luiselli entrelace les fils historiques, politiques et intimes pour écrire une histoire d’une grande complexité intertextuelle et intermédiale. Le roman est composé de quatre parties (d’abord racontées par la mère, qui ensuite cède le rôle du narrateur au fils de 10 ans) et de sept cartons entreposés dans le coffre de la voiture, contenant aussi bien des livres ou des disques (les listes sont fournies) que des coupures de journaux, des photographies et des cartes, dont certaines sont reproduites dans le livre.

Le roman acquiert alors une autre matérialité : le·a lecteur·rice a accès aux photographies prises par le garçonnet pendant le voyage et aux cartes mentionnées dans le texte, ainsi guidé dans le labyrinthe de références sur lequel s’érige la fiction. Il est également investi d’une densité historique et politique, puisque ces documents viennent étayer les prises de position des parents. Exemple : le fils demande pourquoi le paysage qu’il voit défiler de l’autre côté de la vitre est si triste ; le père lui explique que c’est à cause des génocides, exodes, diasporas et du nettoyage ethnique pratiqué par les États-Unis au cours de leur Histoire ; en appui, des documents sur le déplacement et l’élimination des Apaches, ou le programme Orphan Train Movement qui déplaçait des enfants new-yorkais en situation de détresse entre 1854 et 1929.

Le roman revisite, en fin de compte, le mythe de la fondation des États-Unis. Tels les colons blancs allant y chercher fortune, la jeune famille pousse elle aussi vers l’ouest ; mais elle ne construira rien, au contraire, elle se déconstruit petit à petit. Au point que leurs propres enfants transforment les délires fictionnels des parents en histoire réelle : ils s’échappent pour chercher dans le désert frontalier entre le Mexique et les États-Unis les enfants migrants. Comme eux, ils marchent pendant plusieurs jours, n’ont plus d’eau, plus rien à manger. Ils dorment sous les étoiles, voyagent sur les wagons d’un train, se perdent dans le désert, avant de retrouver leurs parents désespérés dans Echo Canyon.

©Valeria Luiselli. Archives des enfants perdus. La carte dessinée par le fils.

©Valeria Luiselli. Archives des enfants perdus. La carte dessinée par le fils.

Cette traversée du désert est racontée en une seule phrase qui s’étend sur une vingtaine de pages et donne le vertige. Le climax est atteint quand le frère et la sœur rencontrent effectivement des enfants migrants dans le désert : il se forme alors un noyau qui densifie et réunit les différentes temporalités, espaces et histoires. L’histoire est captivante et Luiselli maîtrise, à n’en pas douter, l’art du récit.

Gianna Schmitter
Littératures

Valeria Luiselli, Archives des enfants perdus, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, Éditions de l’Olivier, 2019, 480 p., 24€.

 

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