Aucune violence chez ce serpent insectivore qui se contente d’étouffer lentement et en douceur le mammifère qu’il débarrasse ensuite de ses tiques et autres parasites. Seule entorse à ce régime : il suce parfois le sang de l’animal qu’il vient ainsi de soulager… définitivement.
Courrier de Léa Lefol de la Rémige à sa cousine Juliette
Salut Philippe,
Je te livre, sans commentaire, cette histoire que m’a transmise Léa. Elle se moque bien (dit-elle) que tu trouves ça fantaisiste. Elle prétend que les historien.nes de l’avenir sauront séparer le bon grain de l’ivraie, et mettront tes propres notices à leur place : parmi les contes pour enfants.
Bonne nuit,
J.
Comment le boarkenciel (ou boabec de la Jamaïque) est devenu simple boa
En ce temps là, les boas n’étaient pas les animaux que nous connaissons : écailleux, au sang froid, condamnés à ramper et à s’ensabler pour guetter leurs proies. Non, les boas volaient ! On les appelait : les boarkenciels. Ces créatures célestes vivaient dans les arbres et parcouraient l’azur. Elles prenaient leur envol d’un battement d’ailes et d’une poussée des deux pattes rétractiles qu’elles possédaient sous le ventre. Leur envergure majestueuse permettait le vol plané, que les boarkenciel pratiquaient avec tant de légèreté que rien ne les distinguait des oiseaux, ne fût-ce leur corps, couvert d’un plumage multicolore, mais démesurément allongé. Les enfants de la Jamaïque aimaient à s’asseoir sur la plage, après l’école. Ils regardaient les boarkenciels raser l’océan en poussant de petits cris qui évoquaient ceux de la mouette rieuse, tandis que le soleil déclinant enflammait l’horizon.
Un jour, une femelle donna naissance à six petits, puis à un septième. L’espèce exigeait que les boarkencillons s’envolassent à peine nés pour se protéger des prédateurs. C’était un spectacle quasi sacré que le baptême de l’air des Boarkencillons et le gouvernement accordait un jour de congé aux Jamaïcains à cette occasion annuelle. Les six petits déployèrent leurs ailes pour la première fois et s’élancèrent sous le regard ému de leur maman, mais aussi de la foule des spectateurs qui souriaient tendrement de la maladresse des débutants.
Et le septième ? se demandait chacun, anxieusement, le cou tordu vers la cime de l’arbre. Le dernier né restait sur la branche, sa minuscule tête chauve piteusement penchée. La mère s’approcha de sa progéniture et du bec s’assura que les deux ailes étaient bien formées : pas une plume ne manquait. Une seule explication : il avait le vertige ! Inouï ! De mémoire de Jamaïcain, jamais aucun boarkencillon n’avait éprouvé cette angoisse paralysante, l’empêchant de se jeter dans le vide et, ainsi, de sauver sa peau. La mère eut beau l’encourager, le pousser même un peu, le petit s’accrochait à l’écorce de l’arbre, de toute la force de ses pattes. Il était terrorisé.
Déjà la panthère s’approchait, se léchant les babines du repas qui s’offrait à elle. Le félin vorace n’allait faire qu’une bouchée du boarkencillon qui ne pouvait voler et de sa mère qui ne pouvait l’abandonner. Au bas de l’arbre, la foule retenait son souffle. Soudain, on entendit des voix aiguës, un chaos de sons inharmonieux qui ressemblait à un grand rire multiplié. C’était les frères et sœurs du malheureux qui poussaient ces cris, comme autant d’éclats de rire. Plus la panthère approchait, plus la mère s’affolait et plus les petits riaient, riaient, riaient.
Les spectateurs assistaient, impuissants, au drame qui se nouait sous leurs yeux.
C’est alors que dans un éclair Jah, courroucé, la barbe en bataille, descendit de son nuage.
— De qui se moque-t-on ici ? demanda-t-il sans attendre de réponse car le divin savait déjà tout.
D’une voix tonitruante, Jah affirma qu’il n’avait jamais crée de panthère en Jamaïque et que ça suffisait comme ça ce désordre mondial de la circulation des animaux exotiques qui allait mener le monde à sa perte. Il renvoya le félin, penaud, dans son foyer d’Asie. Quant aux boarkencillons moqueurs, Jah les priva de leurs ailes pour leur apprendre la tolérance et l’empathie. Puis il rejoignit l’empyrée dont l’avait tiré l’insupportable ricanement des derniers boarkenciels volants.
Les Jamaïcaines et les Jamaïcains s’en retournèrent au logis en se demandant s’ils n’avaient pas un peu forcé sur la fleur de chanvre, traditionnellement fumée pour fêter cette journée.
Comme des avions sans ailes, les boarkenciels amoindris par intervention divine errèrent toute leur vie, s’enroulant aux branches pour ne pas chuter de l’arbre. Mais ils se consolèrent assez vite en gobant les nichées des oiseaux, sans plus avoir peur de la méchante panthère.
Peu à peu, les boarkenciels perdirent leurs plumes, leurs pattes s’atrophièrent et leur bec se fit crochet à venin, suivant la loi de l’adaptation des espèces décrite par le professeur Darwin. Seules les danseuses du Lido gardent la mémoire, religieusement transmise de fille en fille, du truc en plume que l’on nomme boa.
Léa Lefol de la Rémige
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