La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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De quoi le manchot papou est-il le nom?
| 20 Fév 2023
« Être comme un demi-dieu papou au Japon ». Manchot papou (Pygoscelis papua) au zoo d’Asahiyama (Hokkaido), photo AFP, parue le 3 février 2012 sur Dawn.com pour illustrer un article intitulé « The march of the penguins ».

« Être comme un demi-dieu papou au Japon ». Manchot papou (Pygoscelis papua) au zoo d’Asahiyama (Hokkaido) – AFP 2012

Le texte qu’on va lire ci-dessous provient de la contemplation pas très zen de cette photo où des schnocks s’ébaubissent à la vue d’un manchot débile déambulant dans un zoo. Il renoue avec la veine sphénique – rien à voir avec les maths – et évidemment qu’il est trop long.

Papouité

Attention, son blaze, au manchot papou, peut prêter à confusion, et ça tombe bien puisque c’est justement elle que je me m’apprête à clarifier dans ce billet. Cette double « papouité », vernaculaire (manchot papou) et taxonomique (Pygoscelis papua), est problématique. Elle télescope dans le corps d’un petit animal incapable de voler deux mondes a priori aux antipodes l’un de l’autre : la froidure polaire et la touffeur équatoriale. Elle est surtout une scorie de l’Histoire Naturelle à l’origine franchement savoureuse. Car pas un seul de ces piafs n’a vécu en Papouasie–Nouvelle Guinée à l’état naturel, jamais, et je ne suis pas loin d’être catégorique sur ce point.

En revanche, on peut apercevoir le manchot papou dans l’hémisphère sud, dans la péninsule Antarctique ou dans les nombreuses îles subantarctiques, là où il se regroupe en vastes colonies avec ses congénères ; on peut aussi l’apercevoir, mais c’est déjà moins normal, dans des zoos où il plaît beaucoup aux enfants ainsi qu’aux photographes – en l’occurrence des Japonais dans la photo qui nous inspire – ; ou bien encore l’apercevoir, et là c’est carrément macabre, empaillé dans les collections plus ou moins poussiéreuses d’histoire naturelle de musées répartis autour du Globe ; mais très rarement – c’est un euphémisme – se promener dans le sous-bois de la forêt tropicale de Papouasie pendant que le loup n’y est pas, ou alors c’est que l’observateur aura passablement abusé d’une décoction d’écorce et de feuilles d’agara (Galbulimima belgraveana) bouillies, mélangées à des feuilles ereriba (Homalomena), comme il arrive parfois dans les tribus indigènes.

Bévue

L’embrouillamini, car c’en est bien un, avec des plumes et un bec, a pour fauteur un naturaliste et explorateur lyonnais du XVIIIe siècle, dénommé Pierre Sonnerat (1748–1814), pratiquement oublié de tous à l’exception – peut-être – des Papous ou des manchots. Cezigue est le cousin issu de germain de Pierre Poivre (1719–1786), le célèbre botaniste et administrateur colonial, entre 1766 et 1772, de l’isle de France (aujourd’hui l’île Maurice) où, par d’habiles expériences horticoles, celui-ci tentait d’acclimater les plantes à épices ramenées d’Asie. Pierre avait rejoint Pierre là-bas, dans son île au milieu de l’océan Indien, pour travailler sous sa direction, en participant notamment à plusieurs expéditions maritimes.

À son retour en France, après quelques années passées sous les Tropiques, Sonnerat fait paraître en 1776 un ouvrage complètement intitulé Voyage à la Nouvelle Guinée, dans lequel on trouve la description des Lieux, des Observations physiques & morales, & de détails relatifs à l’Histoire Naturelle dans le Règne Animal & le Règne Végétal, fruit de son expérience en qualité de naturaliste à bord de la flûte Isle de France lors d’une expédition en Océanie ordonnée par son cousin issu de germain, et placée sous le commandement du commissaire Simon Provost. Celle-ci se déroule entre juin 1771 et juin 1772, et je précise ici les mois car l’on verra par la suite l’importance de cette information, du moins seulement en considérant la généalogie de la « papouité » des manchots comme digne d’intérêt.

Quoi qu’il en soit, c’est en fin de chapitre XII « Description de quelques oiseaux de la Nouvelle-Guinée », après les oiseaux de Paradis, les promérops, les pigeons, une caille, les martins-pêcheurs, et les perroquets, que manchot et papou sont associés pour la postérité dans la taxonomie par Sonnerat. Mais quel drôle d’attelage tout de même ! « Manchot papou »: si l’oxymore fait peut-être sourciller quelques naturalistes, il ne provoque pas la fureur des ornithologues réclamant chemise et tête de l’olibrius. Pire, l’aberrant tandem finit par s’imposer, avalisé par la nomenclature internationale.

Dans son reportage scientifique, en plus du contestable papou, Sonnerat fait encore la description de deux autres espèces de manchots prétendument originaires de la région : le « manchot de Nouvelle-Guinée » et le « Manchot à collier de la Nouvelle-Guinée ». On ne peut pas être plus clair dans l’attribution géographique, n’est-ce pas ? Et donc dans la bévue…

Le manchot papou tel qu’il apparaît in Voyage à la Nouvelle-Guinée de Sonnerat.

Le manchot papou tel qu’il apparaît in Voyage à la Nouvelle-Guinée de Sonnerat.

Enfin, pour les trois piafs polaires déportés sous les tropiques, Sonnerat joint même une illustration. Chacun d’eux a droit à sa planche individuelle, étalée sur une pleine page, mais sur lesquelles, toutefois, Sonnerat n’ose pas exposer ses emplumés au milieu d’un décor figurant quelques espèces végétales endémiques de Papouasie, ce que font ordinairement beaucoup de ses collègues pour magnifier le portrait de leurs bestioles et faire plus couleur locale. Cela aurait été un comble dans le cas présent. Il y a des limites que même le plus zélé des contrefacteurs n’ose point franchir pour emporter l’adhésion de ses lecteurs, même si en matière de passe-passe l’adage signale que « plus c’est gros et mieux ça passe ».

 

Cryptozoologie

Comment cette foutaise a-t-elle pu être possible ? Déjà, pour relativiser sa gravité, il faut noter que c’est loin d’être la seule couillonnade en matière de manchots et, là, je ne vous parle même pas de leur habituelle confusion avec les pingouins, laquelle témoigne généralement plus de l’ignorance de celles et ceux qui la colportent que de leur fourberie. Non, je vous parle de choses autrement plus sérieuses, des choses touchant à la cryptozoologie. Par exemple, Buffon lui-même, avant de reconnaître publiquement son erreur, a été de ceux donnant crédit à l’existence de supposés manchots sibériens. On signale des espèces plus extraordinaires encore, vivant dans des Montagnes Hallucinées, et même une espèce absolument mystérieuse : le manchot des Alpes dans les Pyrénées…

Mais concernant les papous, les manchots papous en l’occurrence, on a un savant reconnu par ses pairs qui les mentionne dans son livre et en fait même la description. Faut-il imaginer que Sonnerat s’est fait fourguer une dépouille déjà estourbie par des correspondants locaux peu scrupuleux sur l’origine de leurs marchandises, et qu’il l’aurait insérée séance tenante dans son naturaliste inventaire ? Y’a de ça, c’est vrai, comme vous le lirez bientôt – ou pas – dans quelques paragraphes. Pourtant, c’est loin d’être l’entièreté de l’explication, et puis il faudrait alors statuer sur la naïveté de notre savant. Et ça, ce n’est pas du tout évident quand on connaît les méthodes de travail d’icelui. Car l’animal n’était pas d’une probité à toute épreuve. L’entourloupe, car effectivement entourloupe il y a, est à triple détente voyez-vous, ce qui en fait toute sa beauté. Des manchots papous, mais voyons donc!

Pour commencer, précisons que l’ouvrage de Sonnerat censé recenser, entre autres choses, la botanique et l’ornithologie de Nouvelle-Guinée, un ouvrage qui reçut pour cela l’accueil favorable de la communauté des naturalistes de son temps, est complètement à côté de la plaque. Les descriptions qu’il contient portent en réalité sur des découvertes faites aux Philippines et aux Moluques, ce qui, tout en demeurant en Océanie, n’est tout de même pas la porte à côté. On y trouve même la présentation d’un oiseau australien, le kookaburra (Dacelo novaeguineae), connu en français sous le nom vernaculaire de Martin-Chasseur géant. C’est dire… Pour présenter la chose plus clairement, le fameux voyage en Nouvelle-Guinée qui fournit le prétexte à l’ouvrage de Sonnerat n’a en définitive de nouvellement guinéen que son titre, et le crédit que le lectorat veut bien accorder à son auteur.

Une parole qui vaut de l’or

Cela ne surprendra personne mais, dans l’Europe de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, non seulement la méthodologie en matière de compte rendu scientifique demeure très perfectible, mais encore, les voyages au long cours ne sont l’apanage que de quelques uns seulement. En conséquence, la parole de ceux qui reviennent des Antipodes étant rare, elle vaut de l’or, même qu’on se l’arrache. Autant dire que si le compte rendu fait par Sonnerat de son séjour en Papouasie est « légèrement » abusé, du moment que pour son lectorat il soit plausible et les descriptions animales convaincantes, quel esprit suffisamment chagrin se souciera d’une hypertrophie de la superficie de la Nouvelle-Guinée ? Il n’y a pas grand monde pour lui chercher des poux – papous – dans la tête.

Pour rappel, au moment où l’ouvrage de Sonnerat paraît, on s’extasiait déjà partout en Europe, depuis quelques années, sur les supposées libéralités des vahinés tahitiennes fantasmées par Louis-Antoine de Bougainville (1729–1811) dans son Voyage autour du monde (1771), et personne, pas même Diderot dans son Supplément au voyage (1796), pour déconstruire ce narratif et l’aspect central de son male gaze. Si les Tahitiennes de Bougainville sont des « marie-couche-toi-là », alors les manchots de Sonnerat peuvent bien être papous. Mais ce disant, on demeure dans le premier niveau de l’entourloupe, laquelle ne porterait alors que sur une attribution géographique d’authentiques espèces moins erronée que fallacieuse, et pas seulement pour les pseudo-manchots tropicaux, mais pour la plupart des bestioles contenues dans l’ouvrage de Sonnerat.

Une autre paire de manches

Mise en abime : Pierre Sonnerat se dessinant dessinant un oiseau que lui présente une indigène in Voyage à la Nouvelle Guinée

Mise en abime: Pierre Sonnerat se dessinant dessinant un oiseau que lui présente une indigène, in Voyage à la Nouvelle Guinée

Le deuxième niveau de la farce est une autre paire de manches, mais l’appréhender s’avère finalement assez aisé en sachant que, relativement aux espèces de manchots décrites dans le Voyage à la Nouvelle-Guinée, Sonnerat s’est en fait attribué le travail d’un collègue, travail réalisé dans un tout autre contexte et destiné à une toute autre fin, qu’il le maquille comme sien avant de l’inclure en loucedé en queue de peloton de son étude descriptive de la faune aviaire du pays des Papous, d’où l’artificialité manifeste de l’assemblage. Ce point est essentiel et, pour expliciter mieux l’enfumage, disons que Sonnerat a récupéré trois illustrations inédites de manchots, réalisées par un autre que lui et non publiées, les a signées sous son propre nom, avant de rédiger leur description et d’insérer les deux – illustration et description – dans son volumineux bouquin, tout en prenant soin d’informer ses lecteurs avoir observé en personne ces piafs in situ.

« Je finirai cet article par la description de treize autres oiseaux que j’ai observés à la Nouvelle-Guinée ; deux espèces de Pigeons, une caille, deux espèces de Martin-Pêcheurs, cinq espèces de Perroquets, et trois espèces de Manchots », annonce-t-il ainsi à la page 168. Frauduleux, n’est-ce pas ? Ah, l’ethos que l’on vante comme désintéressé des hommes de science ! En réalité, les illustrations des trois piafs polaires ont été dessinées par un certain Paul Philippe Sanguin de Jossigny (1750–1827), et toutes trois étaient initialement destinées à être commentées par Philibert Commerson (1727–1773), le naturaliste ayant accompagné Bougainville – justement – pendant sa circumnavigation.

Or, il se trouve que Commerson n’avait pu aller au bout de son voyage, et donc retourner en France, puisqu’il avait été débarqué pour faute grave à l’isle de France (Maurice) – justement encore – avec sa compagne Jeanne Baret (1740–1807) ; la découverte de la présence de cette dernière à bord pendant la navigation – à Tahiti justement –, après plusieurs mois de clandestinité, ayant été le motif du débarquement; le sexe dit faible étant interdit sur les vaisseaux du roi. Bref, à Maurice, les deux tourtereaux bénéficient de l’hospitalité de Pierre Poivre – justement toujours – sans doute trop heureux de pouvoir fréquenter des pointures es-Sciences Naturelles, de joindre aux siens leurs points de vue en matière d’horticulture, lesquelles pointures ne courent pas franchement les rues du petit milieu colonial mauricien dont il l’est l’intendant. En tout cas c’est à Maurice, sur cette île de l’océan Indien, que Sonnerat, Poivre, Commerson, Baret et Sanguin de Jossigny font connaissance et collaborent.

Bon d’accord, Port-Louis était peut-être devenu un centre mondial de la recherche en botanique, mais ça n’explique pas la présence de nos pauvres piafs à Maurice dont l’environnement n’est pas plus naturel aux manchots que la Papouasie. Et comment Sonnerat s’est-il retrouvé en possession des planches de Sanguin de Jossigny prévues pour Commerson ? Avant de répondre à cette question, regrettons au passage le manque de créativité de Sonnerat. Dans un élan de poésie archéo-ornithologique, celui-ci aurait pu tenter de faire passer ses manchots pour des rescapés, des rejetons miraculeux du célèbre Dodo mauricien. Avouez que cela aurait eu de la gueule ! Plus c’est gros, et plus c’est… Mais fermons cette parenthèse, car voici le moment de parvenir enfin au troisième niveau de compréhension de la farce de Sonnerat, le stade ultime. Cette histoire ne saurait effectivement être complète sans l’introduction d’une nouvelle région, à l’extrémité occidentale de l’océan Indien, et d’un dernier larron faisant le lien entre latitudes polaire et tropicale. Le croisement du travail d’une ornithologue et historienne australienne, Penny Olsen pour ne pas la nommer, et celui d’un archiviste français, Jean-Paul Morel pour ne pas le citer non plus, permet d’identifier ce troisième niveau de la farce.

Dépouilles

Dans Feather and Brush: Three Centuries of Australian Bird Art (2001), P. Olsen nous apprend qu’en 1771 (elle indique une date erronée dans son étude puisqu’elle écrit 1770, mais une simple vérification dans le journal de James Cook permet de rétablir la véritable chronologie. NdA), elle nous apprend, disais-je, qu’en 1771 a lieu au Cap de Bonne-Espérance la rencontre fortuite entre Pierre Sonnerat et Joseph Banks (1743–1820). Or, ce dernier est très loin d’être un inconnu puisqu’il s’agit ni plus ni moins du célèbre botaniste ayant participé entre 1768 et 1771 à la première expédition autour du monde commandée par James Cook (1728–1779). Et c’est précisément sur la voie du retour vers l’Europe, lors de l’escale sud-africaine de Cook, que les deux naturalistes, l’Anglais et le Français font connaissance.

Après avoir dépouillé les archives de Pierre Poivre, Jean-Paul Morel nous confirme quant à lui que son cousin Pierre Sonnerat se trouve bien au Cap entre mars et avril 1771, soit quelques semaines exactement avant d’entreprendre son pittoresque voyage imaginaire en Nouvelle-Guinée d’où il reviendra avec l’assurance d’y avoir observé un manchot papou et deux autres endémiques. Selon Penny Olsen à nouveau, il semblerait plutôt que Banks aurait plus prosaïquement remis à Sonnerat les dépouilles des litigieuses bestioles (les trois manchots et le piaf australien) à l’occasion de leur rencontre, dans l’intention de les faire parvenir à Commerson afin qu’il les étudie.

L’hypothèse avancée par Penny Olsen est plausible, voire séduisante, connaissant la route empruntée par l’Endeavour de James Cook. Avant de traverser le Pacifique jusqu’à Tahiti, l’expédition double en effet le Cap Horn en janvier 1769 et navigue donc dans des eaux fréquentées par les manchots. C’est leur territoire et il est possible que certaines de ces pauvres bestioles aient pu être capturées par l’équipage. Joseph Banks dans son journal, mentionne lui-même la présence de manchots autour du navire en mars 1770 alors que l’Endeavour contourne la Nouvelle-Zélande. Quant au piaf australien, tout s’explique aussi car le passage de James Cook en Australie est bien connu. En avril 1770, longeant les côtes, il découvre là-bas Botany Bay, et les indications qu’il en fait dans son journal de voyage suffiront à y attirer plus tard les premiers colons britanniques de l’île-continent. C’est la naissance de Sydney et l’origine de l’Australie moderne.

Manchot à collier de Nouvelle-Guinée in Voyage à la Nouvelle-Guinée de Sonnerat.

Manchot à collier de Nouvelle-Guinée in Voyage à la Nouvelle-Guinée de Sonnerat.

Enfin, des trois illustrations de manchots que comporte le Voyage à la Nouvelle-Guinée de Sonnerat, celui qu’il nomme le « Manchot à collier de la Nouvelle-Guinée » n’est pas sans présenter de sérieuses ressemblances avec l’espèce aujourd’hui connue comme…Manchot du Cap (Spheniscus demersus) – justement encore ! Banks peut très bien l’avoir attrapé sur le lieu même de leur rencontre et, des trois carcasses qu’il file au Français, être la moins vermoulue.

Pour être tout à fait complet, ajoutons à propos du troisième manchot de Sonnerat, le « Manchot de Nouvelle-Guinée », la plupart des ornithologues actuels s’accordent pour reconnaître en lui le manchot royal (Aptenodytes patagonicus), et je ne vais pas leur donner tort.

Manchot de Nouvelle-Guinée in Voyage à la Nouvelle-Guinée de Sonnerat.

Manchot de Nouvelle-Guinée in Voyage à la Nouvelle-Guinée de Sonnerat.

Alors, si à son retour à Maurice en avril 1771, après son escapade africaine, Sonnerat confie bien les vieilles peaux de Banks au dessinateur Sanguin de Jossigny avant d’embarquer sur l’Isle de France pour passer les onze mois suivants aux Philippines et aux Moluques, il n’oublie pas de les récupérer aussi sec une fois cette expédition terminée. Commerson, souffrant déjà de la goutte, subclaquant et sujet à de violentes et régulières douleurs néphrétiques – il meurt prématurément à l’âge de 43 ans quelques mois plus tard – ne peut s’y opposer, si tant est qu’il en ait eu l’intention ou, même, qu’il eut eu vent de l’existence de ces dépouilles ayant traversé les Océans jusqu’à lui. Quant à la suite, on la connaît déjà, Pierre Sonnerat finit par s’approprier le travail du dessinateur Sanguin de Jossigny, avant de l’accommoder à sa sauce dans l’ouvrage que vous savez.

Généalogie retrouvée

Pour résumer, même si les oiseaux que Sonnerat décrit dans son livre sont bien réels, adéquatement étudiés, ils sont loin d’être originaires de la contrée où cet auteur affirme les y avoir observés : la Nouvelle-Guinée. Et parmi cette volière déterritorialisée, son manchot papou n’est que le résultat de la glose que lui a inspiré un dessin exécuté par autrui à partir d’une carcasse plus très fraîche d’un piaf parvenu jusqu’à lui depuis les îles subantarctiques par le truchement d’un aristocrate britannique ayant voyagé autour du monde en compagnie de James Cook. Le manchot papou a retrouvé sa généalogie.

Laissons tout de même le dernier mot de cette histoire à Sonnerat, en empruntant quelques lignes à son Voyage à la Nouvelle-Guinée, histoire de réhabiliter un peu ce rusé personnage qui est est loin de se réduire au forban trop rapidement portraituré dans ce billet. L’homme était perspicace, et sans illusion sur la funeste coexistence entre les sociétés humaine et animales.

Page de titre du Voyage à la Nouvelle Guinée de Sonnerat, 1776

Page de titre du Voyage à la Nouvelle Guinée de Sonnerat, 1776

« Les Manchots habitent les îles désertes des mers de l’Inde et de l’Amérique ; ils vont à terre pour y passer la nuit, et y faire leurs pontes. L’impossibilité où sont ces oiseaux de voler, la difficulté qu’ils ont à courir, les met à la merci de ceux qu’un hasard fait descendre sur les terres qui leur servent de retraite. On les prend à la course, on les assomme à coups de pierre ou de bâton : et le défaut de leur conformation, qui les met hors d’état d’éviter leur ennemi, les fait regarder comme des êtres stupides, qui ne s’occupent pas même du soin de veiller à leur conservation. On n’en trouve point dans les lieux habités, et jamais il n’y en aura. C’est une race, qui, hors d’état de se défendre et de fuir, disparaîtra toujours partout où se fixera l’homme destructeur, qui ne laisse rien subsister de ce qu’il peut anéantir » (Pierre Sonnerat, Voyage à la Nouvelle-Guinée, publié chez Ruault, libraire à Paris, 1776, pp.178-179).

Bibliographie :
  • Pierre Sonnerat, Voyage à la Nouvelle-Guinée, Ruault Libraire, Paris, 1776 [gallica.bnf.fr]
  • James Cook, Captain Cook’s Journal During the First Voyage Round the World, [Project Gutenberg Ebook]
  • Joseph Banks, The Endeavour Journal of Joseph Banks 1768–1770 [New Zealand Electronic Text Collection]
  • Penny Olsen, Feather and Brush: Three Centuries of Australian Bird Art, CSIRO Publishing, Collingwood, 2001
  • Jean-Paul Morel, « Éléments biographiques sur Pierre Sonnerat. Premières années sous le regard de Pierre Poivre », pierre-poivre.fr, 2013
  • Roger Bour « Paul Philippe Sanguin de Jossigny (1750-1827), artiste de Philibert Commerson » Zoosystema, 37(3), 2015
  • Denis Nardin, « La France et les Philippines sous l’Ancien Région », Revue française d’histoire d’outremer, Tome 63, n°230, 1976
  • Michel Gauthier-Clerc, Les manchots, Delachaux et Niestlé, Paris, 2019
  • Richard Evans Schultes, Atlas des plantes hallucinogènes, L’Aurore, Montréal, 1978.

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