“Dans l’avion, elle surprend son voisin en train de rédiger une lettre de suicide”.
L’avion n’avait pas encore décollé de l’aéroport de San Francisco. Sa destination était Austin, Texas. Il y avait 108 passagers à bord, dont l’un, à peine assis, s’était mis à griffonner nerveusement dans un carnet vert à spirale. Sa voisine, intriguée, a regardé par-dessus son épaule et découvert que l’homme consignait ses dernières volontés. Pire : il indiquait qu’il voulait emmener d’autres personnes avec lui dans la mort. La femme a prévenu discrètement le personnel de bord, et le pilote a annoncé aux voyageurs que l’avion devait retourner à la porte d’embarquement “à la suite d’un problème technique”. Dans le métro, lorsque les haut-parleurs annoncent une interruption du trafic pour problème technique, l’encre de la lettre de suicide est généralement sèche depuis bien longtemps et le désespéré déjà sous les roues de la rame. Le transport aérien ne fonctionne pas de la même manière. On ne se jette pas sous les roues d’un avion, et le suicide ne peut être que collectif. D’où l’importance de vérifier la santé mentale des passagers avant décollage.
À San Francisco, les forces de l’ordre ont fait irruption dans l’appareil et ont embarqué le suicidaire pour le confier à des psychiatres aux yeux gourmands, tandis que des chiens reniflaient tout l’habitacle à la recherche d’explosifs et de sandwichs encore mangeables. Il n’y en avait aucun. Il est possible que le texte d’adieu ait été confié à des chercheurs, car la science aime à se pencher sur ce type de prose qui constitue un genre en soi. Il ne s’agit pas d’en évaluer les qualités littéraires (bien qu’on en ait vu de très belles) mais de parfaire une typologie. L’objectif est, d’une part, de chercher à déterminer quelle solution à quelle situation visait le suicidaire en voulant se supprimer: cette combinatoire est extrêmement riche et diverse. Il est, d’autre part, d’établir des regroupements et des classes, travail minutieux qui peut être utile à l’analyse d’autres cas voire à la prévention de passages à l’acte.
Dans une thèse de doctorat titrée The language of suicide notes, une étudiante de l’université de Birmingham a relevé que la plupart des lettres d’adieu était d’une longueur inférieure à 100 mots, et que plus de la moitié d’entre elles en comptaient moins de 75, quel que soit le sexe de l’auteur. Chose étonnante: les lettres de 75 à 99 mots avaient trois fois plus de chances d’avoir été écrites par des femmes, tandis que celles qui excédaient les 100 mots avaient le plus souvent un auteur masculin (en dessous de 75 mots, pas de différence notable entre les sexes). On ne sait trop ce qu’il est possible de tirer de telles données, surtout lorsqu’on est sanglé à bord d’un avion près d’un passager fébrile. Plus intéressants, dans l’étude de Birmingham, sont les détails qualitatifs et les exemples donnés de la prose suicidaire. “Alors que je suis assis avec ce revolver dans ma main, avec lequel dans quelques minutes je vais m’ôter la vie, je repense à toutes les merveilleuses minutes, jours, années que j’ai passés avec toi” est un exemple classé à la rubrique “Mélodramatique”. Quand on commence de cette manière, il y a des chances qu’on aille largement au-delà des 100 mots. Il ne semble pas y avoir de longueur maximale. Une lettre commencée dans la salle d’embarquement à Roissy peut très bien n’être pas terminée à l’arrivée à Sydney. Il suffira de jeter un oeil de temps à autre sur les travaux d’écriture de votre voisin, éventuellement l’encourager à développer tel ou tel passage (Adieu monde cruel, oui mais encore?). Une fois débarqué de l’avion, la peine de coeur ou la soudaine faillite de l’occupant du siège 27B ne sera plus votre problème. Vous n’aurez plus qu’à passer la douane.
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