La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 13 Jan 2017

Un marcheur à New York. Journal d’exploration urbaine (hiver 2016-2017)

J’ai dérogé à mon programme habituel aujourd’hui, car j’ai pris un verre avec un collègue de NYU que je ne connaissais pas dans l’après-midi… Il m’a brossé une petite sociologie architecturale des profs de NYU assez amusante, chacun obsédé par l’étage où il habite mais également par ceux qui habitent en dessous et ceux qui habitent au-dessus. Car ici, plus tu es haut, plus tu es considéré, mieux tu es payé. C’est assez simple à comprendre, mais cela engendre d’infinies variations et cascades de hiérarchies, un peu comme à la cour de Louis XIV, mais en démocratie !

Là où je suis, Washington Square Village, ce sont deux barres de 17 étages chacune, avec au milieu un jardin, ce sont les prof moyens de NYU. On n’est pas obligé d’être à NYU pour habiter ici, mais quasi tous les enseignants de NYU habitent dans le périmètre des 10 blocs autour de Washington Square. Le mieux, ce sont les deux tours construites par Pei en face de ma fenêtre, que je vois briller le soir : on monte jusqu’au 30e étage. Les doyens, ou ce statut, les très bien payés – les stars – habitent entre le 26e et le 30e étage et gagnent – c’est variable car les écarts sont grands à ce niveau de hauteur et de notoriété –, plus de 20 000 dollars par mois – si si, ça existe dans les facs américaines, où on négocie son salaire comme sur un marché financier (c’est à dire au minimum quatre fois plus qu’un prof « classe exceptionnelle » en fin de carrière chez nous). Les moyens – entre le 12e et le 22e étage –, ceux qui ont eu la tenure, la titularisation, gagnent tous entre 10 000 et 15 000 dollars par mois.

Tout ça est inscrit dans les contrats que les profs négocient entre fac et avocats, puis signent en tentant de faire monter les enchères, tout y est : l’étage, la vue, l’immeuble, et même la place dans le basement (la cave) pour laver le linge et le faire sécher… La aussi il y a une hiérarchie : les bonnes des pontes (car pour eux ce sont des bonnes, également citées dans le contrat !) passent devant les prof moyens s’il y a queue et embouteillage… Et comme ces bonnes sont généralement des Latinos, des Philippines, des Noires, les profs moyens blancs se sentent humiliés de chez humiliés, tout en arborant un sourire dents blanches politiquement correct bien sûr, car rien n’est dit et rien ne doit surtout se dire. Sauf en cas de crise où, tout à coup, ça explose et certains en viennent aux mains, mêlant dans le tumulte les hiérarchies sociétales, culturelles et raciales.

Le mieux paraît-il, ce sont les ascenseurs : il y a deux ou trois ascenseurs par immeuble, qui distribuent les différents niveaux. Un ne monte pas au dessus du 12e : pour les ploucs, les assistants, assistant professor, visiting professor de base, etc. Les deux autres vont jusqu’en haut et en fonction du bouton sur lequel tu appuies, ta cote monte ou descend. Et si tu as le malheur, habitant au 17e, d’appuyer avant le ponte sur le bouton de ton étage, sans avoir demandé : « à quel étage ? » et qu’il t’annonce, d’un air gentil mais supérieur, « 27e », tu es foutu : à la prochaine commission interne à la fac, tu n’auras jamais ta promotion !

Enfin, le paradoxe veut que les stars des stars, la crème de la crème, habitent au rez de chaussée ! Une trentaine de prof, payés au-delà de l’imaginable, vivent dans les petits immeubles 1910 de Washington Meews, donnant sur l’une des plus petites rue de New York, pavée de pavés quasi parisiens !

NYU, ton univers impitoyable ! Où l’on ne parlerait que des postes et de l’argent afférent, tout en ne disant jamais « non » et en faisant montre de la plus grande courtoisie. Mais, comme à la cour du Roi Soleil, c’est la géographie qui compte, les distances dans le paysage, les détails infimes d’une géographie devenue géopolitique du pouvoir et de l’humiliation sociale…

Par ailleurs, chacun des profs habitant ici reverse en gros la moitié de son salaire à NYU : le loyer va à NYU, l’assurance à NYU, la pharmacie et l’hôpital à NYU, le supermarché est de NYU, le numéro d’urgence est celui de NYU, la poste est de NYU, la police est celle de NYU, et tu finis par être né à la maternité de NYU et enterré dans le cimetière de NYU, comme dans les cités ouvrières paternalistes du XIXe siècle, chez Schneider et consort… Du Zola…

Mais si tu vas habiter une petite maison près de la mer dans le New Jersey pour prendre un peu d’air, cela a certaines conséquences. Tu viens d’abord travailler en… bateau, ce qui n’est pas désagréable, mais prend tout de même au moins 1h30. Et là bas, dans la petite maison du New Jersey, c’est la nature certes, il y a la mer oui, mais… attention : si tu vois la mer de ta maison, tu payes une sur-taxe vraiment assaisonnée ! Pour vivre bien, il faut donc être au bord de la mer, mais ne surtout pas la voir… Un monde de fou.

Bon, moi, au 2e étage d’un immeuble de 17, je suis loin du compte, mais je passe à travers tout cela sans m’en apercevoir. Et puis, je ne prends pas l’ascenseur, je ne suis pas encore allé au basement, là où les choses se trament… Et avec mon salaire de prof de 3000 euros… je devrais vivre ici carrément dans le basement !

Antoine de Baecque
Degré zéro

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