La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 18 Jan 2017

Un marcheur à New York. Journal d’exploration urbaine (hiver 2016-2017)

J’ai marché sur la High Line – tout de même trop courte (une vingtaine de blocs, une demi-heure) et victime de son succès : beaucoup de touristes, toutes les langues entendues sauf… le new-yorkais, et comme le touriste marche lentement, s’arrêtant régulièrement et brusquement pour ces horribles selfies, cela me convient peu. Mais c’est une belle idée, une idée de « voisins » : un couple homo, en 1999, décide de faire des potagers, donc de tracer un chemin, dans une zone rendue à la sauvagerie de la friche industrielle, la ligne de chemin de fer aérien qui longeait les quais de l’Hudson River de 1930 à 1980, puis abandonnée. Une association de protection de cet environnement très particulier se créée, s’étoffe d’autres agriculteurs urbains, qui finalement négocie avec la ville de manhattan pour forger cette ligne piétonne de la 12e à la 30e rue. À hauteur des cinquièmes étages des immeubles, l’ancienne voie ferrée est suppléée, prolongée, aménagée par des passerelles de fer et de bois pour assurer une continuité à un ruban de marche (et de plantations, et de bancs, d’informations, un peu trop) d’environ 5 à 10 mètres de largeur. Il échappe encore au commerce (même s’il aboutit désormais à un grand centre commercial, Hudson Yards !) car il n’y a pas, ou très peu, de cafés, de boutiques, de shopping ; il semble éco-citoyen (c’est très largement affirmé et assumé, très green, très nouvelle génération bohème). Et il propose une promenade architecturale assez incroyable, comme si l’on pouvait comprendre par dedans, de l’intérieur, les logiques architecturales d’un quartier de New York, le Lower West Side, extrêmement divers, hétéroclite et intéressant de ce point de vue. Parfois, c’est même gênant : on circule quasi chez les gens, à cinq mètres de distance, à hauteur d’appartements et de terrasses, à la Tati dans Play Time, le règne de la grande transparence – ça aussi c’est très new-yorkais, cette tension/articulation entre privacy et publicity. Comme on est entre gens de bonne compagnie, avec humour afférent, un grand panneau annonce : « Beyond this point, you may encounter nude sunbathers », belle promesse qui mériterait d’être tenue, mais c’est d’abord une œuvre d’artiste (bien sûr, c’est très arty ici !), de Kathryn Andrews… Cela dit, cependant, la vérité exacte du regard qui vous est proposé en chemin (sauf qu’il manque un peu de nudité…). À un moment, scène étonnante et très cinématographique : un grand cadre vide est posé, donnant sur un bout de rue, et tout le monde peut se poser devant pour se faire son « plan », découpant un regard sur la ville.

En descendant de la High Line, un peu frustré tout de même, on tombe sur son contraire absolu : un quartier en plein chantier, entre 10e avenue et 30e/40e rue, d’où sort en ce moment (les immeubles en sont pour l’instant à une élévation de 5 à 10 étages construits, masses d’échafaudages travaillées par l’intérieur) le New York de demain, un mixte d’immeubles de bureaux et de centres commerciaux, le tout assez mastoc encore dans la gadoue et les odeurs d’essence. Cela, rétrospectivement, fait un peu mieux apprécier la High Line…

8e avenue et 35e rue, le siège du New Yorker, l’institution de la presse ici, d’esprit si particulier, dont je connais un avant-goût à travers Richard Brody, son chroniqueur cinéma, qui peut d’un coup écrire des story – on dit ça comme ça – de vingt pages magnifiquement illustrées sur Godard, Truffaut, Rohmer, un road movie en compagnie de Cimino, ou la dernière tendance du cinéma new-yorkais. À la librairie Albertine, il y a deux ans, nous avions avec le conseiller culturel Antonin Baudry, décoré Brody, rougissant sous sa longue barbe blanche, de l’ordre des Chevaliers des Arts et Lettres, pour « service rendu à la culture française » ! Il le méritait bien…

Comme je remontais vers Columbus Circle, j’ai pu faire le constat de moi-même : en ce moment, entre la 35e et la 50e rue, de la 7e avenue à la 5e, en passant par Broadway, c’est infernal et impossible, avec une foule compacte, dont le flux est sans cesse arrêté par les non marcheurs – pour raisons diverses, lèche-vitrines, selfies, poussettes, handicapés –, haché par la circulation des voitures, qui reste la priorité absolue de la police. Parfois même, le flux s’arrête, à cause d’obstacles imprévus ou de rencontres avec un flux contraire de même nature, un autre bloc de foule. Sur Broadway, entre la 44e et la 45e rue, hier, je suis resté bloqué une demi-heure à cause de barrières métalliques que personne ne voyait – des travaux je crois –, c’était très dangereux à cause des mouvements d’une foule prise au piège de l’immobilité, avec des poussettes, des gamins sur les épaules qui pleuraient, des gens en panique, des gars qui hurlaient derrière « come on », « come on », « one file », « one file »… Tout était bloqué… Il a fallu qu’une barrière cède, se décroche et s’ouvre pour que les quelques rangs devant puissent s’extirper et que le bloc se dissolve dans une certaine fluidité retrouvée. Ou comment passer du « flux de la vie » diagnostiqué ici-même par Kracauer dans les années 50 (dont le cinéma pouvait et devait se saisir) à l’arrêt de mort ou du moins à la panne de la civilisation médiatico-urbaine actuelle, où les images bougent de plus en plus vite quand les hommes sont contraints à la stagnation grégaire.

Puis je suis rentré par Madison Avenue, suivie par University Place, bien plus tranquilles et marcheuses : il fallait tout de même une heure pour retrouver l’appartement. Soit, hier, une balade de 3 heures de marche bien tassées – c’est le cas de le dire sur Broadway.

Antoine de Baecque
Degré zéro

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