Un marcheur à New York. Journal d’exploration urbaine (hiver 2016-2017)
Il pleut depuis trois jours sans discontinuer ; ça flotte entre bourrasques cinglantes et humidité presque moite. Bref, ce n’est pas l’idéal pour les marches.
Je reviens toutefois sur quelques scènes repérées à Central Park lors de mes différents passages, autour du personnage urbain du dog walker, le « marcheur de chiens », ou plutôt en français – mais je ne crois pas qu’il y ait encore un nom en France, même s’il en existe bien sûr à paris – le « promeneur de chiens ». Ce sont ces hommes qui, passant chercher les animaux chez des particuliers qui les rémunèrent pour cela, vont promener les chiens dans les parcs, pour une petite balade, entre un quart d’heure et une heure trente – ils sont payés ainsi : 10 $ le quart d’heure pour une promenade du chien seul, 30 dollars pour une promenade d’une heure en groupe, 40 dollars pour une heure et demi en groupe.
L’on voit donc proliférer autour des principaux grands parcs new-yorkais, surtout Central Park, cette imagerie urbaine assez nouvelle et singulière : un homme avec une dizaine de laisses et autant de chiens de races et de formats souvent très différents au bout.
Tout un jeu social entoure cette pratique : le blanc new yorkais aisé, aisé parce qu’il travaille beaucoup donc n’a pas le temps de sortir son chien, aisé parce qu’il s’affiche comme tel et cela fait bien d’avoir son dog walker, délègue contre rétribution son chien à moins fortuné, à moins socialement et symboliquement haut placé dans la hiérarchie. Et cette délégation même renforce le prestige symbolique et affiche l’aisance de celui qui se la paye, tout comme elle rejaillit sur celui qui promène.
Car il y a aussi une hiérarchie chez les dog walkers : moins du prix, car les tarifs sont assez fixés, que par la proximité avec certains types de clients – un peu comme chez les dealers j’imagine : dealer à des riches vedettes est plus classe qu’à des beurs de banlieue – et par la hiérarchisation professionnelle des dog walkers. Puisque certains se sont enrichis dans cette pratique parasite typique de la ville moderne, et ils… emploient d’autres dog walkers, qu’ils rétribuent dans une petite société de dog walking… Elles pullulent sur le net new-yorkais… Voilà comment une industrie du dog walking s’est établie, du sommet de la hiérarchie, du client blanc aisé, jusqu’à sa base, l’employé de l’employé, le dog walker du dog walker.
Tout cela semble récent… Eh bien non… L’inventeur de dog walking est new-yorkais, il ressemble à Andy Warhol, avec son chapeau stetson, s’appelle Jim Buck et a commencé au début des années 60. Une magnifique photo de lui, en 1964 (promenant une dizaine de chiens dans la rue, des lévriers afghans, des labradors, des saint-bernard, ou un minuscules teckel), fut publiée en une du New York Times en juillet 2013 lorsqu’il est mort à 81 ans, avec une belle notice nécrologique. Il inventa la pratique dans le upper east side chic et friqué, proche de Central Park, et se retrouva bientôt à la tête d’un petit empire, engageant une douzaine d’assistants qui pouvait promener 300 chiens à la journée, et fondant la New York School of Dogs, moins pour dresser les chiens que leurs « promeneurs », donnant de petits cours de « promenade de chiens » tant à ceux qu’il formait qu’à leur propriétaires. Une légende urbaine, ce Jim Buck.
Un dernier mot : il me semble qu’à paris, où la chose reste plus rare, les dog walker sont plus classes, je dirais même seigneuriaux, comme des princes de la ville dressant leur chef chien – celui qui attend en bas des immeubles, les laisses des autres chiens entre les dents tandis que l’homme monte chercher un nouveau chien chez un client –, puis circulant, royal, avec sa meute en pleine ville. Il est plus visible à paris, paradoxalement, qu’en plein Central Park. Il y a quelque chose de sauvage dans ce personnage, de primitif au centre de la civilisation, qui contraste avec la décadence de celle-ci – faire promener son chien, ne plus savoir faire même cela avec un animal que l’on achète, que l’on expose, qui vous fait briller, tout cela est assez pathétique et caractéristique de la fin d’une civilisation, de son dernier souffle. Le dog walker est le refoulé primitif et sauvage de l’urbain dégénéré d’aujourd’hui…
Antoine de Baecque
Degré zéro
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