La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Roma d’Alfonso Cuarón :
des sous-titres polémiques
| 13 Jan 2019

Le coin des traîtres : pièges, surprises, vertiges, plaisirs et mystères de la traduction…

Alfonso Cuarón - Roma (affiche)Une polémique inattendue est née autour du dernier film d’Alfonso Cuarón, Roma. Elle ne tient pas au film lui-même mais à une curiosité dans son mode de diffusion. Elle n’est pas liée non plus au fait que le film soit presque exclusivement sorti sur la plateforme de streaming Netflix – presque, car il a été projeté dans quelque six cents salles de cinéma dans le monde, aux États-Unis notamment, ce qui lui permet de participer à la course aux Oscars et autres récompenses ; en France, rares sont les chances de le voir sur grand écran [1]. La polémique est apparue en Espagne, où le film a été programmé dans cinq salles (les cinémas Verdi de Madrid et de Barcelone, plus une salle de Málaga). On pourrait parler des salles qui refusèrent de diffuser le film aux conditions de Netflix, soit avec un délai extrêmement court entre la sortie du film en salles (le 5 décembre dernier) et sa diffusion en VOD (le 14 décembre sur Netflix). Mais là n’est pas non plus le sujet. Non, ce qui a fait débat en Espagne, c’est le sous-titrage du film… en espagnol. Il a provoqué un tollé sur les réseaux sociaux, très vite relayé dans la presse. Les réactions sont vives, le débat est riche. 

Car les spectateurs espagnols aussi ont droit à leur sous-titrage. Et pas seulement lorsque les deux servantes se parlent en mixtèque. L’espagnol lui aussi est sous-titré en espagnol. Et ce dès la première réplique du film, quand la protagoniste s’adresse au chien Borras : « Te vamos a bañar, Borras. » Sur Netflix, le sous-titrage français traduit : « Tu as besoin d’un bon bain, Borras. » (Il faut dire que ce sacré Borras n’en finit pas de souiller le garage que la servante n’en finit pas de nettoyer quand les patrons ont fini de le défoncer avec leur Ford Galaxie). Jusque-là, tout va bien. Mais pourquoi sous-titrer de l’espagnol en espagnol ? Et de quel(s) espagnol(s) parle-t-on ? Roma, comme son titre ne l’indique pas aux non-Mexicains, se déroule à Mexico (Roma étant le nom d’un quartier de la capitale). Dans les salles de cinéma espagnoles, le film est projeté avec des sous-titres qui « traduisent » les dialogues dans un espagnol péninsulaire. L’écrivain et universitaire Marcos Eymar, maître de conférences à l’université d’Orléans, après avoir vu le film dans un cinéma madrilène, écrivait fin décembre sur son compte Twitter : « Le mexicain a-t-il désormais le statut officiel de langue étrangère en Espagne ? ».

Et sur Netflix, même pratique : jusqu’à il y a peu, la plateforme proposait deux sous-titrages en espagnol : une version dite « latino-américaine » et une version péninsulaire communément appelée « espagnol d’Espagne ». Problème : le spectateur ne lit pas ce qu’il entend. Non pas parce que les sous-titres, par souci de concision, ne peuvent rendre compte de l’intégralité des dialogues, mais parce que les mots, les tournures et même la grammaire ne sont pas les mêmes. Illustration avec ce photogramme et ses deux sous-titrages [3] :

    

Dans les deux cas, le sens est le même et pourrait être traduit en français par : « Ne vous approchez pas du bord » [2]. Petite étude comparée, rapide et sans prétention, à l’intention des lecteurs non hispanophones :
– dans le premier sous-titrage (conforme au dialogue en VO), la servante s’adresse aux enfants en conjuguant le verbe « ir » (aller) à la seule deuxième personne du pluriel utilisée au Mexique : « ustedes », valable aussi bien pour le tutoiement que pour le vouvoiement. Résultat : « no se vayan ».
– dans le second sous-titrage (en espagnol péninsulaire), la deuxième personne du pluriel est celle communément utilisée en Espagne pour une adresse à des personnes que l’on tutoie : non pas « ustedes » (pluriel de « usted », équivalent du vouvoiement français) mais « vosotros » (pluriel du tutoiement) ; les termes ont également été modifiés : le « nomás », considéré comme un mexicanisme, a disparu, le verbe « ir » (aller) a été substitué par « acercarse » (s’approcher), et le mot « orilla » remplacé par « borde ».

Dans un article du 9 janvier consacré à l’affaire, intitulé « Roma, un film en espagnol sous-titré en espagnol », le quotidien espagnol El País évoque d’autres exemples :
– « Se va a enojar tu mamá » devient « Tu madre se va a enfadar » (Ta mère va se mettre en colère).
– « Qué babosa eres » devient « Qué tonta eres » (Ce que tu peux être bête).
– « Y además quiero un coche más chico » devient « Y quería un coche más pequeño » (le sous-titrage français colle au sous-titrage espagnol qui, en plus de supprimer le mexicanisme « chico », met la phrase au passé : « Je voulais une plus petite voiture »).
– « Si está bien suave » devient « Está tranquila » (à propos de la mer, qui semble calme).

Ces « traductions » sont-elles justifiées ? Le sous-titrage ayant vocation à permettre au spectateur de comprendre des dialogues prononcés dans une langue qu’il ne maîtrise pas, ces traductions d’une variante de l’espagnol à une autre sont-elles nécessaires ? Quels sont les enjeux de ces variantes ? Et pourquoi ce sous-titrage a-t-il provoqué d’aussi vives réactions ?

El País cite l’écrivain et journaliste mexicain Jordi Soler, qui sur son compte Twitter identifie dans cette pratique une attitude « paternaliste, offensante et profondément provinciale », et qui ajoute dans un entretien que ces sous-titres ne sont pas là « pour faire comprendre les dialogues mais pour les coloniser ».

Le réalisateur Alfonso Cuarón himself s’est fendu d’une déclaration dans laquelle il dénonce ce comportement « étriqué, ignorant et offensant pour les Espagnols eux-mêmes », rappelant que les Mexicains n’ont pas besoin de sous-titres pour comprendre les films d’Almodóvar. L’offense serait donc double : à l’égard de la population latino-américaine, à qui la « mère patrie » rappelle ainsi que l’espagnol de référence, cet espagnol « neutre », compréhensible par tous, reste le castillan tel qu’il est parlé dans la péninsule ibérique ; et à l’égard des Espagnols, que l’on jugerait incapables de comprendre un autre accent, des mots ou des tournures qu’ils ne pratiquent certes pas au quotidien mais qui ne leur sont pourtant pas inconnus. 

Depuis le 10 janvier, Netflix ne propose plus pour Roma de sous-titrage en espagnol d’Espagne. Sur les comptes français, on trouvera seulement la mention « espagnol » ; sur d’autres, il est précisé « espagnol latino-américain ». – Une remarque au passage : présupposer qu’il existerait une plus grande unité linguistique, une meilleure compréhension entre les pays d’Amérique latine qu’entre l’Espagne et ses anciennes colonies n’a rien d’évident. – Seuls les cinémas Verdi ont décidé de maintenir ces sous-titres polémiques afin de « faciliter la compréhension de nos spectateurs », selon un porte-parole du groupe dont les propos sont rapportés dans un article d’El País daté du 11 janvier (« Netflix supprime les sous-titres de Roma en espagnol péninsulaire »). 

L’espagnol du Mexique pose-t-il d’insurmontables difficultés de compréhension pour des Espagnols d’Espagne ? La réponse est non. Et si des mots, des tournures peuvent échapper ou surprendre, ils s’intègrent dans un contexte qui permet d’en percevoir le sens. La polémique semble donc légitime. Mais, au-delà du cas qui nous préoccupe ici, on peut aussi se demander si la traduction a pour seul objectif de « faciliter la compréhension ».

En 2008, le metteur en scène mexicain Luis Sierra monta à Mexico la pièce de l’Hispano-Argentin Rodrigo García, Agamemnon. À mon retour du supermarché, j’ai flanqué une raclée à mon fils, dans sa version presque originale. Les spectateurs du théâtre La Capilla assistèrent à une version mexicanisée de la pièce, dont le texte avait été modifié. Plus qu’une traduction, il s’agissait d’ajustements lexicaux relevant d’une volonté d’adapter le texte pour un public mexicain et, ainsi, créer une connivence linguistique entre la scène et la salle. En d’autres mots, reproduire au Mexique l’effet du texte original sur le spectateur d’origine… quitte à modifier le texte original. 

Cette pratique soulève quelques questions pertinentes sur ce que traduire veut dire. L’adaptation mexicaine de la pièce de Rodrigo García gommait en effet tout écart linguistique entre le texte et son destinataire. Alors que nombreux sont ceux qui estiment qu’une bonne traduction est une traduction que l’on ne remarque pas, le traducteur argentin Ariel Dilon l’entend tout autrement : « Quand je traduis, je fais en sorte que mon amour du français ne m’assourdisse pas, ne m’empêche pas de parvenir à une version argentine, fluide, heureuse, naturelle, mais il y a toujours une sensation d’étrangeté que je cultive : l’étrangeté est bienvenue, je ne veux pas qu’une traduction donne l’impression que le livre original a été écrit en Argentine. » Le sous-titrage met visuellement cette étrangeté en évidence, en faisant cohabiter deux langues à l’écran [4]. Et, dans le cas des sous-titres espagnols de Roma, c’est bien là tout le problème. 

Christilla Vasserot
Le coin des traîtres

[1] À Paris, le cinéma Beau Regard propose trois projections exceptionnelles de Roma, les 28, 30 et 31 janvier, à l’initiative de l’Institut culturel du Mexique et de la Maison de l’Amérique latine.

[2] Passons pour l’heure sur le fait que le sous-titrage français de Netflix propose une traduction fautive – « Ne t’approche pas du bord » – qui vaudra bien un prochain coin des traîtres avec en cadeau, promis, un joli collier de perles.

[3] Netflix ayant finalement décidé de supprimer de la plateforme les sous-titres polémiques, les photogrammes et exemples cités sont tirés du journal El País.

[4] Ne pas rater, dans Roma, la séquence dans une salle de cinéma : on y passe La Grande Vadrouille en VO (français, anglais, allemand) sous-titrée en espagnol. Et puis on y fume, mais c’est un autre sujet. 
Une séquence de La Grande Vadrouille dans Roma de Alfonso Cuarón

♦♦♦

♦♦♦

  Sur d’autres questions linguistiques en Espagne, lire également l’article de Luz Pichel, « Traduire n’est pas / ne doit pas être autre chose que créer ».

0 commentaires

Dans la même catégorie

La maîtresse, l’amante et la fillette

Si vous êtes adeptes des réseaux sociaux qui vous connectent au monde entier, et dans toutes les langues, vous aurez remarqué qu’il n’est point besoin de parler la langue du cru pour aller voir ailleurs. Une traduction simultanée est en effet désormais proposée par la plupart des réseaux qui publient du contenu en ligne. C’est pratique. Mais dangereux.

Kelly Rivière remonte à la source

À partir d’un secret de famille (un grand-père irlandais disparu dont personne ne veut parler), Kelly Rivière, seule en scène, offre une hilarante pièce intime solidement construite. Dans sa quête des origines, elle passe sans cesse d’une langue à l’autre, jusqu’à brouiller les repères, comme si les barrières linguistiques étaient emportées par le flux de son histoire. Une incertitude linguistique qui fait écho aux incertitudes d’un final qui laisse beaucoup plus de questions que de réponses.

L’arbre à sang: traduire à l’oreille

Sur la scène des Plateaux Sauvages, trois actrices interprètent L’Arbre à sang, de l’auteur australien Angus Cerini, dans une mise en scène de Tommy Milliot. Entretien avec Dominique Hollier, l’une des trois comédiennes, mais aussi la traductrice de la pièce.

IA et traduction littéraire

Deux associations de traducteurs, l’ATLF (Association des traducteurs littéraires de France) et Atlas (Association pour la promotion de la traduction littéraire) ont publié une tribune conjointe intitulée « IA et traduction littéraire: les traductrices et traducteurs exigent la transparence ». Elle alerte sur la propagation de l’IA dans le domaine de la traduction.