La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 09 Jan 2017

Un marcheur à New York. Journal d’exploration urbaine (hiver 2016-2017)

Je rentre fourbu d’une longue randonnée de près de quatre heures, comme une arrivée au refuge. Je suis monté direct par la 5e avenue, j’ai fait un signe, en arrivant à la 14e rue, à la New School, où se sont retrouvés durant la guerre toute une série d’intellectuels français en exil qui vont inventer là une forme nouvelle d’université, entre la vieille Europe et le nouveau monde, puis souvent réimplanter ce modèle en France, comme Lévi-Strauss, qui participera à son retour à la fondation de l’EHESS.

J’ai calculé, il faut entre 1 minute et 1 minute 15 secondes, selon le calage de la marche et des feux, pour parcourir un bloc. À ce rythme, je suis arrivé une heure plus tard sur le sud de Central Park, cette lisière assez magique entre la grande ville, l’immense bâti urbain, et la forêt, la clairière, la déprise de la pierre et de l’asphalte. J’ai marché au hasard une nouvelle heure dans le parc, alors que la nuit tombait. Retour par Columbus Circle puis Broadway, avec ce passage électrique et étrange qu’est Times Square, surtout la nuit tombée. Toujours ce sentiment devant les mythes urbains américains – même chose sur Hollywood Boulevard à Los Angeles – qu’on ne les ressent pas vraiment, de quelque chose de faux. À la fois parce qu’ils sont sur-médiatisés et qu’on a toujours l’impression de les reconnaître, pas de les découvrir ni de les voir. Et parce qu’on y flotte dans une réalité qui n’en est plus une, trop de touristes, trop d’imagerie publicitaire, une hystérie qui ne prend pas la forme d’une excitation vraie parce qu’elle tourne à vide. 

Mais, en terme de kilowatts, ça en jette : on marche à toute heure du jour et de la nuit dans une luminosité de studio télé, une lumière blanche et mouvante qui colore toute cette scène-rue d’une irréalité d’artifice. Rien n’est vrai et on se prend à imaginer ce que serait l’envers de ce cœur battant du monde, un Times Square sans les images, sans la lumière, sans la pub : le carrefour banal du néant, un “carrefour Potemkine”, comme disaient les anti-communistes dans les années trente pour dénoncer un régime tout en fausses façades. On pourrait retourner l’accusation contre le cœur battant du capitalisme américain…

Il a neigé en grosses bourrasques, recouvrant tout d’un petit manteau blanc, puis il a fait très beau, grand soleil, enfin le froid s’est abattu sur la ville, figeant tout dans un gel terrible qui a engourdi les trottoirs, la chaussée, les jardins. Je suis sorti pour ma balade, mais ce n’est plus la même chose : ça mord le visage, ça rentre sous le caban, ça vitrifie la respiration et ça raccourcit la durée des pérégrinations car, même avec mes gants et ma deuxième écharpe, au bout de trois-quarts d’heure dehors je ne tiens plus. On le sent et on le voit d’ailleurs, il y a moins de monde dans les rues et tout le monde va vite et se réfugie dans les cafés, qui sont très pleins. 

Je suis parti par Bleecker Street, plein ouest, pour atteindre les bords de la Hudson River. Puis remontée vers le nord par Hudson Street. Enfin, après soupe et salade, retour par la 14e rue, en passant sous le magnifique immeuble « chicagoïen » du n°80, et return at home vers 19h. Tout de même 2 x 1h dehors, mais je ne peux vraiment pas faire plus, je suis revenu les stalagmites au nez ! 

Antoine de Baecque
Degré zéro

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