La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

| 15 Nov 2016

“Diogène en banlieue” : Heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.

J’enseigne la philosophie en classe de terminale depuis un peu plus de trente ans. Le professorat est un métier que j’aime. Le contact avec les élèves me plaît, que ceux-ci soient excellents ou faibles. Les cancres eux-mêmes présentent de l’intérêt quand on veut bien les entendre. De plus, enseigner la philosophie me paraît offrir un intérêt supplémentaire. Cette discipline qu’on ne pratique qu’en terminale s’adresse à des élèves sur le point de gagner leur majorité. La philosophie est aussi une matière où la liberté de l’esprit est prépondérante. Je ne connais pas d’autres cours où un professeur peut organiser son propos de façon si personnelle. Enfin c’est une discipline que l’on peut enseigner en s’amusant beaucoup tout en travaillant avec le plus grand sérieux. C’est sans doute pourquoi je continue d’aimer mon métier, du moins lorsque mon ministère me permet de l’exercer.

C’est pourtant un métier que j’ai cessé de conseiller à mes élèves. Quand l’un d’entre eux vient me trouver afin d’obtenir des informations sur mon travail, je fais tout mon possible pour le dissuader de poursuivre dans cette voie. Sartre affirmait ne jamais donner de conseils à ceux et celles qui lui en demandaient. Dans L’Existentialisme est un humanisme, il rappelle l’exemple d’un de ses élèves venu le consulter pour qu’il l’aide dans un choix difficile. C’était la guerre et le jeune homme voulait savoir s’il devait rester auprès de sa mère qui vivait seule ou s’engager dans les Forces Françaises Libres comme il le désirait. Mais il était bien sûr le seul à pouvoir trancher ce dilemme. Un choix est quelque chose qui ne se partage pas. Il n’est pourtant pas inutile d’éclairer les personnes qui ont une décision à prendre. D’ailleurs en reformulant le dilemme que vit ce jeune homme, Sartre ne fait pas autre chose. Il lui explique en effet qu’il a à choisir, au-delà de son cas particulier, entre une morale de la sympathie et une morale de l’action.

Diogène en banlieue, chapitre 3: “Métier”. Une chronique de Gilles Pétel dans délibéré

© Gilles Pétel

Contrairement à un lieu commun en vogue aujourd’hui, les élèves ne sont pas la principale raison de se détourner de ce métier. Ils ont sans doute changé, ils sont à l’image de notre société. Nos élèves ne sont pas des abstractions. Ils ont peut-être faibli, ils peuvent être tourmentés et fatigants, comme notre époque d’ailleurs. Ils offrent cependant toujours de beaux moments aux professeurs qui parviennent à capter leur attention. Sur ce point-là mon métier m’a toujours apporté de nombreuses gratifications. Et si ce n’avait pas été le cas, comment aurais-je pu l’exercer tant d’années ?

Le salaire très bas en début de carrière n’est pas non plus la raison que j’invoquerai en premier. La mauvaise paye est sans doute un des facteurs qui éloignent les jeunes gens de ce métier comme le prouve la baisse du nombre de candidats aux différents concours de recrutement. En 2014, sur environ 1600 postes offerts au CAPES externe de mathématiques, seule la moitié avait pu être pourvue.

Non, ni la nature de nos élèves ni le montant de notre salaire ne sont la véritable raison de renoncer au métier de professeur. Le premier et véritable mal qui nous empêche de travailler convenablement et qui a fini par gâcher l’ouvrage est à chercher du côté de notre employeur : l’Éducation nationale. Les rectorats puis les chefs d’établissement qui sont les relais de ce Ministère ne font la plupart du temps, à quelques belles exceptions près, qu’enfoncer le clou. C’est toute la chaîne du recrutement, de l’affectation et de la gestion du personnel qui a cessé de fonctionner depuis pas mal de temps maintenant. Suffisamment longtemps pour que le mal semble devenu incurable. On peut espérer voir un élève progresser, on peut obtenir le calme dans une classe, on peut lutter contre les bas salaires dans la fonction publique car c’est un objectif précis, quoique assez éloigné.

Mais que peut-on contre tout un ministère ?

Gilles Pétel
Diogène en banlieue

[print_link]

0 commentaires

Dans la même catégorie

Épilogue

La rentrée des classes est passée depuis quinze jours mais je n’ai pas reçu d’affectation. Le lycée où je travaillais l’an dernier attend pourtant un professeur de philosophie. Trois classes ont besoin de cours tandis que je reste chez moi. Je tente plusieurs fois de joindre mon rectorat afin de leur expliquer la situation. Parfois quelqu’un me répond mais ce n’est pas la bonne personne. (Lire l’article)

Fini les belles phrases. Il faut agir !

Le bac approchait à grands pas. La première épreuve, celle de philosophie, était programmée pour le lundi en huit. Mon programme était pourtant loin d’être bouclé. Après notre installation au Cinéclair, les incidents s’étaient multipliés. Au total, je n’avais pu donner qu’un seul cours, et encore ! Le rideau de scène s’était décroché pour me tomber sur la tête au moment où je m’apprêtais à parler de Hegel. (Lire l’article)

Sans sommation

Nous ne croyons plus en l’égalité des chances. Trop d’élèves quittent l’école sans diplôme, trop d’enfants des milieux populaires n’accèdent pas aux études supérieures. Nos examens eux-mêmes ont perdu de leur valeur. Ce qui importe aujourd’hui est moins la réussite au bac que la mention qui l’accompagne. (Lire l’article)

Manif à l’Élysée

Aidé par un vent mauvais, l’incendie avait ravagé les trois quarts du lycée. Les élèves ainsi que leurs professeurs furent contraints à nouveau de prendre des vacances. Les contractuels étaient discrètement licenciés, les personnels techniques affectés dans d’autres établissements. Quatre semaines plus tard, nous emménagions dans des containers installés en hâte au milieu de nulle part. (Lire l’article)

Déclin

Le déclin de l’Éducation nationale s’exprime à travers différents signes. L’un d’eux, et qui ne trompe pas, est la multiplication des établissements privés. Un autre signe qui ne trompe pas non plus est la multiplication sidérante des cours particuliers. (Lire l’article)