Accrocher sur un mur des photographies peut s’apparenter au geste de l’entomologiste disposant les boîtes contenant les merveilles qu’il a rassemblées. Murs, murmures d’histoires, rencontres, filiation, autant de tentatives de parler de la photographie pour la photographie.
Si tu es sur mon mur, Eugène, on peut dire que c’est une des conséquences les plus marquantes de mai 68, pour mon mur… C’est bien toi, Eugène, qui as inspiré le titre de cette série abritée par délibéré, et ta photographie est l’œuvre de Nadar, épinglée parmi d’autres regrets de jungle.
En mai 68 j’étais étudiant à l’école qu’on nommait « Vaugirard », devenue par la suite école Louis Lumière. J’étais censé y apprendre la photographie au point qu’on me déconseilla dès le premier jour le métier de photographe. À l’angle de la rue Littré et de la rue de Vaugirard, pas de dictionnaire, pas d’abattoir mais d’un côté, un bistrot, refuge idéal pour des professeurs fatigués, et de l’autre, un bâtiment déclaré insalubre en 1925 qui avait abrité le tournage de la salle de classe des Quatre cents coups de François Truffaut. Mai arriva et l’école s’arrêta pour ouvrir ses portes aux « États généraux » du cinéma – et de la photographie. Dans cette école censée former des techniciens du film et des photographes, peu ou pas de traces photographiques du passage de tout ce que le monde comptait de vedettes. Truffaut n’y passa pas puisqu’il tournait Baisers volés avec Jean-Pierre Léaud, jusqu’à l’interruption du festival de Cannes fomentée par Godard. Nous étions cinq copains éblouis de croiser Jane Fonda avec son gros ventre et son Vadim, le papa. À la fin de la scolarité, en juin 1969, les cinq copains avaient décidé de mettre en commun leurs moyens de production, c’est-à-dire leur absence de moyens. Je ne sais plus lequel d’entre nous trouva l’Atelier 5, loué au 34 boulevard de Clichy. Belle petite impasse au pied de Montmartre, des arbres et des ateliers d’artistes d’un côté de l’allée, un immeuble de l’autre côté. L’atelier avait été aménagé pour la photographie par un précédent occupant. Il y avait un petit laboratoire installé et une mezzanine, studio lumière du jour, qui devait à l’époque lui servir à faire les photos « lestes » des jeunes femmes travaillant dans le quartier de Pigalle ; nous avons retrouvé des tirages laissés dans un coin du labo.
Nane, une dame charmante, habitait l’immeuble, au troisième, nous offrait le thé, nous parlait de photographie car elle travaillait pour notre proprio qui s’avéra aussi habile à fourguer de faux originaux à l’édition qu’à encaisser notre loyer pour éponger son déficit. Nane trouva un travail mieux rémunéré à l’agence Rapho quand le proprio décida de vendre l’atelier 5. Aucun d’entre nous n’avait les 30 000 francs demandés. Nane vivait avec un monsieur Carrière et leur fillette. Nane est restée mon amie après que l’idéal communautaire eut séparé les cinq idéalistes. Et monsieur Carrière quitta Nane. Un jour elle m’invita pour le thé. Assis devant sa fenêtre, nous contemplions trois petits moineaux serrés les uns contre les autres. Je les observais tout tremblants, quand soudain un faucon fonça sur eux et d’un coup d’aile emporta un des oiseaux. C’est après ce drame que Nane alla chercher dans sa chambre une boîte qu’elle m’offrit. Elle pensait que j’en ferai meilleur usage, moi le photographe. La boîte contenait une photographie très sombre, un livre un peu défraîchi et une lettre manuscrite signée P. Nadar. J’avais reconnu la photographie d’Eugène Carrière sur son lit de mort. En effet, en 1979 étaient parus deux gros volumes de dessins humoristiques, de textes et de photographies de Nadar. Je les avais achetés et me souvenais de la page 202.
Félix Tournachon est né le 5 avril 1820. Nous le connaissons maintenant sous son surnom de Nadar. Dans les années 1840, la jeunesse rebelle avait pris l’habitude d’ajouter le suffixe « dar » au nom de ses complices. Félix publiait ses caricatures et fut surnommé Tournadar par ses amis. Il garda Nadar comme pseudonyme.
Nadar était un robuste gaillard. En mars 1848, il s’engage avec son frère dans la légion polonaise avec un passeport au nom de Nadarsky. Les Prussiens l’arrêtent et le renvoient à Paris. Le célèbre éditeur Jules Hetzel, à ce moment chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire engage Félix Tournachon comme espion pour le renseigner sur les mouvements des troupes russes à la frontière prussienne.
Se moquant souvent de lui-même, Nadar ironise en écrivant que la photographie fait souvent plus ressemblant que la peinture. Il devient alors le photographe que nous connaissons.
Il installe son atelier dans un pavillon au 113, rue Saint-Lazare, où il bénéficie d’un jardin baigné de lumière naturelle. C’est dans ce lieu qu’il réalise ses chefs-d’œuvre. En 1860, il s’agrandit boulevard des Capucines, installe une enseigne dessinée par Antoine Lumière, éclairée au gaz !
Félix Tournachon était aussi écrivain. Son livre, maintenant le plus connu, Quand j’étais photographe, paraît en 1895. Il y raconte treize histoires : « et comme le hasard voulut que je fusse apparemment le premier photographe enlevé sous un ballon, ainsi se trouva m’échoir une priorité qui eût pu appartenir aussi bien à tout autre. » Nadar fit passer le courrier pendant le siège des Prussiens en 1870 et poursuivit son travail de prise de vues aux visées un tantinet stratégiques. Daumier nous a laissé ce dessin représentant Nadar, élevant la photographie à la hauteur de l’Art !
Eugène Carrière naît le 18 janvier 1849 à Gournay-sur-Marne. Il est donc plus jeune que Nadar. Sa peinture qu’on dit sfumateuse déplaît aux impressionnistes. Les fondus dans les ombres brunes voire noires ont pourtant du succès. On dit qu’une lettre de Carrière témoigne en 1905 de l’amitié qu’il porte à Nadar. L’exemplaire un peu défraîchi de Quand j’étais photographe que m’a laissé Nane porte en effet une dédicace de Nadar à Eugène Carrière, « qui sait peindre mieux que les yeux, “les regards”… » Et Félix-Nadar d’ajouter le « refrain d’une vieille chanson, le plus vilain Nadar ne peut donner que ce qu’il a !… »
Eugène Carrière décède le 27 mars 1906 et c’est Paul Nadar, le fils de Félix qui envoie à la veuve une lettre de condoléance que j’ai retrouvée bien pliée en deux, glissée dans l’exemplaire du livre offert par Nane. Le tirage de la photographie d’Eugène a-t-il-été réalisé par Paul ? C’est probable car il est collé sur un carton gaufré de couleur brune portant une signature Nadar gravée et argentée, marque de l’atelier Paul Nadar.
Il est intéressant de constater une petite différence d’angle de vue et de cadrage avec la photographie reproduite dans le livre édité en 1979. Nadar devait faire plusieurs vues pour « assurer le coup », dirait-on aujourd’hui.
« S’il est un devoir pénible dans la photographie professionnelle, c’est l’obligée soumission à ces appels funéraires – qui ne se remettent pas… » Le temps a eu raison de ce devoir-là ; peut-être l’évolution des techniques permettra-t-elle bientôt au photographe de se selfier sur son lit de mort.
Nadar meurt le 20 mars 1910 à presque 90 ans et on nous dit qu’il avait regretté de ne pas avoir pu tirer le portrait à Eugène de son vivant alors qu’en 1905 il lui aurait proposé de poser pour son fils Paul, continuateur – de moindre talent – de l’atelier du boulevard des Capucines.
Dans un des récits de Quand j’étais photographe, sous le titre « Le secret professionnel », Nadar écrit :
« Assurément, celui-là avait été aimé…
Il était étendu, déjà rigide, sous les draps blancs dont le haut du corps émergeait, alignant les deux bras sur le linge reversé.
On l’avait revêtu de sa toilette de gala pour cette unique, suprême réception chez la Mort : le rituel habit noir, lustré neuf, aux plis stricts ; le col blanc, la cravate, le plastron, les gants violets pâle, tout de correction irréprochable : le rasoir venait évidemment de passer une fois dernière sur sa figure de mort. – Par les clartés de la literie, l’empois porcelaineux du linge de corps, la matité de cire du visage, se découpait le noir opaque des pilosités, cheveux drus, moustache fournie, sourcils épais se rejoignant comme une large barre tracée à l’encre au-dessus du nez courbé en rostre. »
Ce mort-là n’avait que trente-cinq ans, et nous n’en connaissons plus la photographie.
Eugène Carrière en avait cinquante-sept le jour où Nadar éclaira les draps blancs. La lettre de condoléances que Paul Nadar envoie à la veuve d’Eugène porte la signature imitée de celle de son père. Le « p » n’étant qu’adjoint à la recherche d’une célébrité continuée pour l’atelier du boulevard des Capucines, la photographie étant aussi devenue un commerce.
Gilles Walusinski
Entomologie photographique
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