La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Cock-a-Doodle-Dog
| 17 Jan 2017

Tex Avery, Cock-a-Doodle-Dog (analyse par Nicolas Witkowski)Le meilleur de la production de Tex Avery est sorti sur les écrans entre 1949 et 1952. Il reconnaissait lui-même avoir aussi fait quelques cartoons médiocres, mais gérer une équipe d’une dizaine de personnes à flux tendu, en veillant à tous les détails, l’obligeait parfois à sortir un cartoon sans avoir pu, comme il disait, le « solutionner » : « Le problème était d’aller crescendo jusqu’à l’éclat de rire final, expliqua-t-il à son biographe Jœ Adamson. Si vous y parvenez mais que le dernier ne marche pas, ça fiche tout par terre (…) Parfois, on mettait à la fin le gag le plus fort, comme dans une partie de cartes, quand on garde la plus forte pour la fin, mais ça ne mène à rien. C’étaient de vraies arnaques, je détestais les faire, mais de temps en temps nous étions bloqués« . Il y a donc beaucoup de déchet dans la production MGM, mais aussi de vraies merveilles, faites de variations sur un même gag initial, « la beauté de la chose étant entièrement dans la construction ».

Le secret d’Avery, c’est donc la construction, la disposition des gags les uns par rapport aux autres, et leur enchaînement. Les gags, eux, étaient déjà là depuis longtemps. Beaucoup se trouvent dans la période Warner, mais à l’état d’éléments dispersés, de spot gags. Ce n’est qu’à la MGM, autour de 1950, qu’ils s’assemblent selon la logique sémiophysique, comme les pièces d’un puzzle, pour constituer des touts précisément scénarisés et parfaitement cohérents.

Cela donna une série remarquable, de Bad Luck Blackie et Outfoxed à Ventriloquist Cat, et de Cuckoo Clock à Cock-a-Doodle-Dog, qui sont tous bâtis sur le même principe, mais avec de surprenantes variations. Hélas, les finances de la MGM imposèrent alors de dures restrictions. En 1952, Avery était contraint de tout faire lui-même, et y passait tous ses week-ends. Le burn-out guettait : il prit une année de repos. À son retour, il délégua davantage, mais la qualité n’était plus là, et il sortit des studios beaucoup de remakes approximatifs de la période précédente, quand l’animation était parfaite, les décors superbes, la bande sonore de Scott Bradley finement ajustée, et le rythme idéal : ni lenteur ni accumulation, mais juxtaposition d’une quinzaine de gags de 20 à 30 secondes, savamment gradués, éventuellement liés par la technique du running gag (celui qui revient quand on ne l’attend pas, genre « coccinelle de Gotlib »), et conclu par une fin qui reboucle avec le début. Le cartoon, devenu lui-même cercle vicieux, reproduit à grande échelle celui du gag typique, qui voit la prégnance émise par le méchant lui revenir dans la figure. L’exemple-type est Cock-a-Doodle-Dog (1951), où le chien Spike tente par tous les moyens d’empêcher le coq de chanter :

L’analyse des 14 séquences de ce petit chef d’œuvre montre diverses variations du même schéma sémiophysique :

Point de départ (1) : l’émetteur (le coq), via sa prégnance spécialement insupportable (cocorico), empêche le récepteur (le chien) de dormir. Ce dernier va tenter, par tous les moyens, dans une première série de six séquences, d’interrompre la prégnance, ce qui va s’avérer impossible.

Il envoie vers le coq une chaussure… qui lui revient immédiatement : la chaussure est inopérante (2).

Il noue le bec du coq, ce qui a pour effet de rendre l’influx encore plus insupportable : le nœud est inopérant (3).

Il enferme le coq dans une caisse ; le « cocorico » disparaît, mais le coq se change en prégnance, traverse les parois, et finit par renvoyer dans la figure de Spike une autre prégnance non moins désagréable : un coup de poing dans la figure. L’enfermement d’une prégnance est inopérant (4).

Il tente d’écraser le poulailler en coupant un arbre (Timber !), mais il s’écrase lui-même car l’arbre tombe du mauvais côté (violation d’une loi physique) : la pesanteur, autre prégnance, n’opère pas comme elle le devrait (5).

Il tente, en vain, de tuer le coq à la hache, puis coupe son perchoir, ce qui n’a pour effet que de dévier momentanément la prégnance : la coupure est inopérante (6).

Il maquille une bombe en pomme (7). Le coq croque la pomme, mais quand le chien tente d’en faire autant, la bombe explose ! Le maquillage est inopérant. Ce gag récurrent, version avéryenne de l’arroseur arrosé, montre qu’un même objet (une bombe peinte en pomme), prend des significations différentes en fonction de la prégnance qui l’investit. Le coq, qui a faim, croque la pomme ; le chien, qui veut tuer, est « tué » par la bombe : chacun voit midi à sa pomme.

Arrivent ensuite deux gags qui haussent le débat : le chien est investi par le coq lui-même ! Le récepteur devient émetteur, ce qui annonce en douceur la scène finale.

Le chien lance une pierre contre la clôture (8), ce qui a pour effet de propulser le coq (qui se propage momentanément comme une prégnance) vers le chien… qui devient coq.

Pour assommer le coq, le chien dessine sur son propre ventre la porte du poulailler… ce qui n’empêche pas le coq de passer : le chien participe à la propagation de la prégnance qu’il veut interrompre (9).

Viennent maintenant deux scènes où la prégnance (cocorico) est absente : pause sonore bienvenue pour le spectateur :

La prégnance ayant disparu, le coq et le chien se retrouvent en affrontement direct : le chien s’assomme lui-même (10).

Le chien tente de pêcher le coq, mais il pêche… un poisson ! C’est la seule scène où il obtient ce qu’il souhaite, mais ce n’est pas ce qu’il souhaite… (11)

On revient maintenant à la première série de gags, mais avec un raffinement particulier : le chien envoie un savon vers le coq, qui l’avale ; la prégnance (cocorico) se retrouve localisée dans une bulle de savon. Voilà enfin la prégnance piégée ! Mais le triomphe est momentané : la bulle, quoique limitée dans l’espace comme une saillance, se propage comme une prégnance jusqu’à la niche du chien, où elle éclate, révélant sa vraie nature ! (12)

Tout ayant échoué, le chien procède à une « négation de l’espace » : il emmène le coq très loin et l’attache à un arbre (13). A peine revenu à son point de départ, il retrouve le coq, toujours attaché à l’arbre qu’il a déraciné… et qui lui tombe dessus : retour du running gag 5 (Timber !).

On arrive enfin (14, 15) à l’inversion finale : c’est le coq qui est épuisé, et qui joue désormais le rôle de récepteur, tandis que le chien, devenu émetteur, hurle « cocorico ». Retour du gag 2 initial : le coq envoie vers le chien une chaussure, qui lui revient immédiatement. Le cartoon recommence là où il avait commencé et devient un cycle (infernal) infini.

Morale de Cock-a-Doodle-Dog : non seulement il est impossible d’arrêter une prégnance, mais à tenter de le faire, on devient soi-même émetteur de cette prégnance. Dont acte.

Le schéma sémiophysique de Tex Avery

Tous les gags, ou presque, se traduisent par un retour de la prégnance à l’envoyeur, cette prégnance pouvant être un objet, voire (scènes 8 et 9) le coq lui-même. En marge, on voit le retour de trois running gags. Quant à l’inversion finale qui change le coq en victime, elle fait du cartoon une bande de Möbius : au lieu de refermer sur elle-même une bande de papier (avec une face intérieure et une face extérieure) en collant ses extrémités, Les fourmis d'Escherl’inversion des rôles (torsion de la bande d’un demi-tour) produit cet étrange objet qui n’a plus qu’une seule face… et que l’on peut parcourir sans jamais en atteindre l’extrémité, ce que ne se privent pas de faire les fameuses fourmis d’Escher :

Nicolas Witkowski
Chroniques avéryennes

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