La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 21 Oct 2018

Accrocher sur un mur des photographies peut s’apparenter au geste de l’entomologiste disposant les boîtes contenant les merveilles qu’il a rassemblées. Murs, murmures d’histoires, rencontres, filiation, autant de tentatives de parler de la photographie pour la photographie.

 

Un mur ne peut recevoir tous les trésors de l’entomologiste. Les boîtes enfouies dans sa bibliothèque peuvent recéler des contenus plus rares et qui ne lui sont pas moins chers. Voici donc l’histoire d’une photo qui ne s’affiche pas et de la rencontre avec son auteur.

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En 1974 s’était ouverte rue Christine, dans un immeuble qui avait été un atelier de fabrication de chambres photographiques en bois (Gilles Faller), une Photogalerie. Celui qui avait pris possession de l’immeuble louait l’étage à l’agence Magnum et avait installé au rez-de-chaussée un espace de restauration, un lieu d’exposition et une librairie dédiée à la photographie. La librairie, tenue par deux amies, Juliette Caputo [1] et Joëlle Losfeld, était alors pour moi un lieu de conversations, un lieu de rencontres et surtout un lieu de folies. Pour la modique somme de 50 francs, j’avais pu acheter un des plus beaux livres de Paul Strand, Un paese. Il y en avait une pile qui avait dû faire l’objet d’un lot bon marché. Et tout en haut sur une étagère, deux exemplaires du Mexican Portfolio.

Paul Strand - Mexican Portfolio

La somme qu’il m’avait fallu trouver pour m’offrir ce portfolio était si importante qu’il n’était pas possible d’acquérir deux exemplaires. La boîte de 44×35 cm contient 20 planches imprimées en phototypie sur un beau papier pur chiffon BFK Rives, gravées en 1940 sur des plaques d’acier polies pour l’édition originale; la réédition de 1970 a été tirée à mille exemplaires. « This work is superlative », écrit Strand dans son introduction. Le terme de phototypie n’est pas employé par Paul Strand. On peut penser qu’il souhaitait trouver par ce procédé une qualité de reproduction procurant les mêmes émotions que celles procurées par les meilleurs tirages argentiques ; un procédé de reproduction multiple évitant les aléas que le tirage en série présenterait inévitablement. Paul conclut : « I do not believe in preciousness or rarity when is possible to make what many people have asked for and want » ( je ne crois pas à l’argument du prix ou de la rareté quand il est possible de faire ce que beaucoup ont réclamé et désirent).

J’ai choisi cette photographie, car sa reproduction m’a toujours semblé extraordinaire. Le Christ sortant de cette feuille comme son auteur mexicain l’avait imaginé, assis et vivant.

Paul Strand - Cesare Zavattini - Un PaeseLa vie de photographe est constellée de rencontres. Le hasard joue son rôle mais la chance a aussi ses privilèges. Un soir, j’étais resté bavarder avec mes amies dans la librairie, arrive un Américain qu’on pourrait décrire comme brut de décoffrage. Un genre d’homme-béton arrivant de Chicago et se présentant comme responsable d’un futur musée-fondation dans cette ville mieux connue de nous pour ses gangsters célèbres. Notre homme achète plusieurs exemplaires des livres de Paul Strand et particulièrement Un paese. La conversation s’établit et il nous demande comment il pourrait faire pour rendre visite à Man Ray et à Paul Strand. L’Amérique s’intéresse aux Américains de France. Prenant mon culot à demain, je propose mes services de guide, trouvant l’occasion de rendre visite à Paul Strand dont j’admirais le travail. Le lendemain nous nous retrouvons rue Férou chez un Man Ray plutôt désagréable, en voie de congélation dans son atelier sans chauffage.

Assumant mon rôle de guide mais aussi celui de chauffeur, je répondais le surlendemain à l’invitation du Chicagoan à venir le chercher dans sa suite de l’hôtel Crillon, probablement dessinée par Avida Dollar. Le mois de février nous offrait son soleil pour la route vers Orgeval. Je n’avais aucune idée de l’adresse de La Briardière, la maison que Paul Strand avait achetée avec Hazel son épouse. Nous avons tourné dans toutes les rues du village quand tout à coup, eu haut d’une côte, je vis un jardin qui ressemblait beaucoup aux photographies de Paul que je connaissais par son livre A Retrospective Monograph (Aperture, 1971).

À mon coup de sonnette à l’entrée du jardin, nous vîmes apparaître Hazel Strand, qui nous dit haut et fort que Paul sortait à peine de l’hôpital et qu’il ne voulait voir personne. C’est alors que nous entendîmes crier du premier étage, là où Paul avait fait son atelier, Non Hazel, laisse entrer, j’ai besoin de voir du monde ! Mon Chicagoan tenait sous le bras tous les livres qu’il avait achetés deux jours plus tôt. Les premiers mots de Paul Strand furent pour engueuler ce visiteur qui manipulait ses livres avec brusquerie. « Vous savez, Un Paese a une jaquette très sensible à la lumière, vous devriez prendre plus de précautions en le manipulant. »

Paul Strand par Martine Franck en 1972

Paul Strand par Martine Franck en 1972

Le vieil homme en colère que nous laissions avait été photographié par Martine Franck dans ce jardin que j’avais reconnu. Cette photo m’émeut par l’embarras que semble poser à Paul Strand le poids de cette chambre Graflex avec laquelle il a parcouru La France de profil.

Paul Strand photographié par Claude Roy à Gondeville en 1951

Paul Strand par Claude Roy, Gondeville, 1951

C’est aussi l’image que j’ai gardée de Paul quand je l’ai vu deux ans après. La photographie que Michel Boujut a publiée dans Le Jeune Homme en colère nous montre Paul Strand en action, photographié lui-même par Claude Roy à Gondeville, en Charente, en 1951.

C’est à la sortie de son livre, en 1998, que j’ai rencontré Michel Boujut et son décès prématuré quelques mois plus tard a interrompu une amitié que nous sentions tellement prometteuse… C’est Michel qui parle le mieux de Paul Strand dans ce récit qu’il fait de l’enquête sentimentale menée à la recherche du jeune homme de la photographie. Ses liens avec la Charente, son père poète, ami de Claude Roy, co-auteur de La France de profil, structurent le livre. La sympathie de Michel pour le parcours politique de Strand transparaît et j’y reconnais l’harmonie de nos idées communes.

Michel Boujut - Le Jeune Homme en colère « Les autobiographies d’artistes sont comme le papier tue-mouches. On s’y englue, on ne s’en dépêtre plus. Paul Strand n’a pas écrit la sienne. Pour le suivre dans le siècle, de NewYork, New York à Orgeval, Essonne [Yvelines, ndlr], j’ai dû piocher ici et là. Me servir dans la boutique obscure du photographe, retenir ce que la trajectoire eut d’exemplaire. »

Les rencontres sont décisives pour la vie d’un photographe et ne sont pas étrangères à ses origines sociales. Paul avait des grands-parents immigrés de Bohème en 1840 et son père, voyageur de commerce, s’installa à son compte pour satisfaire l’intérêt qu’il portait à l’art et à la peinture. Il nous dit qu’une tante l’emmenait au zoo et au Metropolitan et qu’il lui en est resté l’amour des animaux et des musées…

Paul a seize ans quand il suit les cours de Lewis Hine à l’Ethical Culture High School de NewYork. Hine a déjà photographié les immigrants à Ellis Island, il est connu pour la loi qu’il a réussi à faire voter, le Hine Act réglementant le travail des enfants. Lewis Hine emmène Paul à la Galerie 291 qu’Alfred Stieglitz a ouverte sur la 5ème Avenue. Le mouvement qu’il anime, Photo-Secession, se rebelle contre l’autorité artistique mais sera pionnier pour promouvoir l’art moderne. Stieglitz publie des photographies de Paul Strand dans Camera Work, la revue qu’il a fondée en 1917. Ils seront amis et Stieglitz dira de Paul, « son œuvre est brutalement directe, dénuée de tout clinquant, de toute tricherie ».

Rebecca et Paul Strand par Alfred Stieglitz en 1922

Rebecca et Paul Strand par Alfred Stieglitz en 1922

En 1932, Paul part au Mexique. Il y rencontre Carlos Chávez, un compositeur influent et voyage avec son fils à travers le pays. Strand utilise, dit-on, un prisme à 90° pour pouvoir photographier les personnes sans qu’elles s’en aperçoivent ; il s’agit de saisir une vérité dans les expressions que l’énorme chambre grand format troublerait. Chávez organisera en 1933 une exposition du travail de Paul. Les portraits n’ont pas été pris avec ce prisme mais Strand a capté la vérité des regards par des poses qu’on imagine longues.

Paul Strand tourne ensuite un film, Redes, sur une grève de pêcheurs d’Alvaredo. Il tient la caméra et c’est Fred Zinneman, celui qui tournera plus tard Le train sifflera trois fois, qui réalise. L’entente n’est pas facile, au point que Zinnemann racontait que « Strand était le marxiste le plus doctrinaire [qu’il ait] rencontré ».

Sur le film, Manuel Álvarez Bravo est photographe de plateau. Paul rencontre les peintres muralistes célèbres, Diego Rivera, David Alfaro Siqueiros et José Clemente Orozco. Aussi rencontré au Mexique, Sergueï Eisenstein. Paul ira le retrouver à Moscou en 1935 puis se joindra au groupe Nykino rassemblant des cinéastes engagés de la New York Film and Photo League. Parmi eux, Leo Hurwitz qui préfacera le Mexican Portfolio.

En mars 1937, le Musée d’art moderne de New York (MOMA) expose le travail de Strand ; les photos du Mexique font partie de l’exposition. Le Mexican Portfolio est publié en 250 exemplaires en 1940. Les vingt planches en phototypie sont vernies à la main. La magnification des paysages et la beauté des sculptures religieuses y expriment de manière paradoxale le Mexique post-révolutionnaire qui a fasciné Paul Strand.

En 1950, les membres de la Photo League, à la création de laquelle Paul a participé activement, sont sur la liste noire du sénateur républicain Joseph McCarthy, le Savonarole du Wisconsin, écrit Michel Boujut. Au cours d’un meeting dont il est l’orateur principal, Paul déclare vouloir continuer à défendre « les libertés américaines ». Des télégrammes de soutien signés Edward Weston, Ansel Adams et Dorothea Lange seront lus au micro. Paul adresse aux élus et aux journaux un message : « Nous les cent trois membres de la Photo League, réunis ce soir à l’hôtel Diplomat, rejetons catégoriquement l’accusation de trahison qui pèse sur nous. Nous considérons de notre devoir de dénoncer une grave violation des droits constitutionnels. Et nous appelons à restaurer nos droits et ceux de la nation… »

La League sera dissoute, Paul Strand et sa nouvelle épouse Hazel Kingsbury émigrent en France. C’est en 1951 que Strand rencontre Claude Roy à Gondeville en Charente. Ils publieront La France de Profil à la Guilde du livre de Lausanne en 1952.

Dans la deuxième édition du Mexican Portfolio figure, après la préface de Leo Hurwitz, un bref texte, d’une platitude qu’on pourrait qualifier de murale, de David Alfaro Siqueiros. L’émigré d’Orgeval, resté fidèle au parti, aurait pu s’abstenir de publier un texte de celui qui avait eu une part active dans la première tentative d’assassinat de Trotsky à Mexico en 1939.

En 1998 la Maison européenne de la photographie à Paris rendait hommage à Paul Strand. Un grande exposition rétrospective. Sidéré de n’y voir aucune photographie du Mexique que je jugeais une part essentielle de son œuvre, j’interrogeais Jean-Luc Monterosso, le directeur de la MEP, qui eut cette réponse surprenante : « … je ne pouvais montrer ces photographies, Paul Strand était alors communiste… »

Je me suis demandé si je n’allais pas émigrer à Orgeval !

 

[1] Juliette Caputo avait travaillé aux éditions du Seuil, amie de Chris Marker, elle avait réalisé les maquettes de la collection Petite planète, dont celles des livres de William Klein, New York puis Rome.

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