Nos banlieues sont en plein bouleversement. Des quartiers entiers de nos villes disparaissent sous l’action des tractopelles, nos rues sont sans cesse en chantier, les bâtisses qui ponctuaient nos promenades sont détruites. Les travaux du Grand Paris, promettant la modernisation comme idéal ultime, annulent l’ancien urbanisme éclectique des XIXe et XXe siècle, inventé par les hasards des pavillons, des jardins potagers, des petits immeubles de rapport, des bâtiments industriels aujourd’hui désaffectés, en somme le décor de la vie quotidienne des familles populaires de la banlieue parisienne.
L’effacement de l’histoire de nos villes, de celle de leurs habitants et habitantes, par la réduction en poussière de ce qui a été pendant des générations les lieux de l’intimité, de la vie familiale, mais aussi du travail, Isabelle Massenet l’a mis au centre de son œuvre en cours. Depuis trois ans, la peintre et plasticienne qui vit à Cachan arpente méthodiquement la banlieue sud, proie de la spéculation immobilière; elle en parcourt les villes, attentive à cette architecture diverse, belle, surprenante, destinée à une rapide disparition. À partir de photographies de ces habitations ou ateliers déjà déserts, souvent murés, Isabelle Massenet réalise des gouaches minutieuses pour en garder la mémoire. Elle note avec précision la situation des bâtiments, qu’elle pointe sur des cartes et raconte ce qu’elle sait de leur histoire. Pour chaque édifice, gouaches et cartes sont collées sur des cartons reliés, l’ensemble se repliant comme un livre pour constituer à terme une archive « sentimentale » de la banlieue disparue qui se présente comme une bibliothèque.
On pense à la Sentimenthèque de Patrick Chamoiseau, mais quand l’écrivain trace son autoportrait à travers la liste des auteurs aimés, éléments de son paysage intérieur, la plasticienne se fonde sur l’œuvre anonyme de ceux et celles qui ont fait nos paysages de banlieue d’avant les grands ensembles. Car s’est bien d’un autoportrait qu’il s’agit en dépit de l’apparente objectivité du processus créatif et du réalisme de la réalisation. Isabelle Massenet sélectionne, choisit son angle, compose ses images débarrassées des si laides voitures, saisit le mal du chez-soi, la nostalgie d’un monde au bord de l’effacement. « La forme d’une ville change plus vite hélas que le cœur d’un mortel », ce vers célèbre de Baudelaire, témoin parisien du grand bouleversement qu’ont été les travaux d’Haussmann, vient évidemment à l’esprit en visitant l’exposition du travail d’Isabelle Massenet que propose l’écomusée du grand Orly Seine Bièvre à la ferme de Cottinville (Fresnes). Ce travail de peintre, rigoureux et sensible, d’une beauté qui refuse le pittoresque, nous interroge sur notre propre permanence quand notre environnement est brutalement métamorphosé.
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