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Le hérisson vous salue bien
| 19 Déc 2017

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

La vulgarisation est un art difficile, mais quand on se prend à vouloir vulgariser la vulgarisation des autres dans un domaine qu’on connaît soi-même assez mal, c’est du sans filet. Pourtant votre chroniqueur ne peut s’empêcher de tout tenter pour partager l’enthousiasme ressenti à la lecture d’un passionnant dossier de La Recherche, intitulé « La topologie bouleverse la physique ». Comme on le verra, au sens propre, ça décoiffe !

La topologie, c’est cet arbre solitaire – du moins le croyais-je – dont je vous ai parlé précédemment. Magnifique construction de l’esprit, reposant sur des axiomes d’une concision et d’une étrangeté extrêmes, elle fait partie, avec la théorie des nombres, de ces domaines des maths qu’on pourrait croire à l’abri de toute application pratique. Que non pas !

Voici l’affaire, telle que je la comprends (en l’essence, bien mal, mais tant pis). Vous vous souviendrez peut-être de ce résultat de topologie assez merveilleux, appelé théorème de la boule chevelue, qui démontre (en substance) que si on tente de coiffer une boule à cheveux ou, pour rendre la chose plus concrète, de lisser les piquants d’un hérisson en boule, on laissera nécessairement un épi ?

Eh bien, la physique la plus avancée se saisit de ce résultat pour nous inventer des quasi-particules stables susceptibles de stocker de l’information, voire de l’information quantique.

Pour le comprendre, revenons donc à notre hérisson sagement roulé en boule. Nous avons pris soin de lui lisser les piquants presque partout ; mais il reste un épi, un piquant dressé à la verticale. Impossible de faire autrement.

Nous pouvons bien sûr recoiffer le hérisson à cet endroit, de manière que le piquant coupable se retrouve couché bien aligné avec ses voisins ; mais pour cela nous devrons changer l’orientation de ces derniers, et cela aura pour effet de redresser l’un d’eux, qui à son tour rebiquera. Si nous prenons un peu de recul et observons notre hérisson de plus loin, qu’observons-nous ? L’épi s’est déplacé. Certes, il ne s’appuie plus sur le même piquant qu’avant, et chaque piquant est resté bien planté à sa place ; mais l’épi, lui-même, s’est déplacé sur la surface du hérisson.

Cet épi, c’est une quasi-particule. Il n’existe pas en tant qu’objet matériel – après tout, il ne s’attache pas à un piquant donné – mais il existe pour nous bel et bien ; nous pouvons mesurer sa position, sa vitesse de déplacement (si nous recoiffons le hérisson continuellement), voire lui attribuer une pseudo-masse en mesurant l’énergie nécessaire à son déplacement.

La notion de quasi-particule n’est pas nouvelle en physique. L’électronique, par exemple, manipule depuis longtemps des « trous d’électrons ». Kesaco ? Eh bien, dans les atomes d’un cristal, les électrons se répartissent en niveaux d’énergie ; les premiers se placent aux niveaux d’énergie les plus faibles et les autres à des niveaux plus élevés, comme des étudiants dans les rangs d’un amphithéâtre. Si un électron manque, il laisse un emplacement vacant, que l’on appelle un trou. Ce trou peut être comblé par d’autres électrons, mais il se déplace ; et les physiciens trouvent plus facile d’étudier le mouvement du trou que celui, collectif et complexe, des électrons qui le remplissent tour à tour. Un trou, ce n’est donc pas autre chose qu’une absence d’électron : mais on peut lui attribuer une position, une vitesse et une charge électrique (positive en l’occurrence, alors que les électrons sont chargés négativement). Bien d’autres quasi-particules existent, qui répondent aux doux noms de phonon, polaron, soliton, skyrmion… je suis donc fier d’ajouter à cette collection en « on » qu’on croirait issue de Star Wars une nouvelle quasi-particule : l’épidehérisson.

Ce que la topologie apporte au débat, c’est que notre quasi-particule « épidehérisson » est d’une grande stabilité : tant que l’intégrité corporelle de la bestiole est à peu près préservée, tant qu’elle conserve ses piquants, qu’elle reste sans trous et d’un seul tenant, l’épi restera – même si nous déformons notre hérisson, le soumettons à des variations de température ou à des chocs (toutes activités par ailleurs moralement répréhensibles et que nous vous déconseillons formellement). L’existence de l’épi est un invariant topologique du hérisson, et il ne pourrait disparaitre que si nous faisions du hérisson quelque chose d’autre – un bretzel à piquants, par exemple. Ce qui serait non seulement une mauvaise idée pour des raisons sur lesquelles je n’ai nul besoin de m’appesantir, mais aussi très coûteux en énergie.

Or, s’il est un domaine dans lequel la stabilité est un besoin primordial, c’est celui de l’informatique quantique. Il s’agit ici de coder non pas un état « zéro » ou « un », comme le fait un bit classique, mais une superposition d’états (« à la fois zéro et un ») dans un objet appelé un Q-bit. Si on y arrive, on pourra en théorie créer des ordinateurs incroyablement puissants, capable de mener en parallèle des opérations normalement très coûteuses, voire de craquer les cryptages les plus utilisés sur Internet et actuellement considérés comme inviolables, pour la plus grande joie de la NSA et autres grandes oreilles. Vous pouvez dès lors imaginer les budgets alloués à ce domaine de la recherche.

Malheureusement (?), les Q-bits dont nous disposons à l’heure actuelle sont extrêmement instables, car leurs propriétés quantiques s’effondrent dès qu’ils interagissent avec leur environnement. La chaleur, les chocs leur sont fatals. D’où l’intérêt, pour les physiciens, d’explorer comment l’on pourrait coder de l’information quantique dans les épis de hérisson.

Enfin, en quelque sorte. Si je me fais bien comprendre.

Euh, je crois que je vais m’arrêter là… et relâcher ce pauvre hérisson.

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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