Juillet 1972, Avignon, Cloître des Carmes
L’adolescent parisien a 15 ans et, hormis quelques sorties scolaires, il n’est jamais allé au théâtre. Il est venu à Avignon en stop, il campe sur l’île de la Barthelasse, et il passe ses après-midis… au cinéma, qui programme l’intégrale des films de Sergio Leone. La ville, le festival, lui font un peu peur ; et puis il n’a pas beaucoup d’argent, et il ne sait vraiment pas quelle pièce aller voir.
Un ami de la famille, plus âgé, travaille comme assistant dans un spectacle et lui propose de le faire entrer. Il ne sait pas ce qui l’attend, le nom de Brecht lui est vaguement familier, le titre de la pièce lui plaît : Dans la jungle des villes.
Les souvenirs sont flous : il n’a jamais vu de spectacle en plein air, la scène du Cloître des Carmes lui semble immense, un combat s’y déroule, comme un duel en plusieurs épisodes ; la rue de Chicago où a lieu l’histoire n’est pas si éloignée de celle de Pour une poignée de dollars, le film de Sergio Leone revu dans l’après-midi.Il n’y comprend rien, il découvre tout d’un bloc : une mise en scène, de grands acteurs, des jeux d’ombre, une tension collective, une émotion qui le pétrifie ; il n’y comprend rien mais il n’en perd pas un mot. « Je suis un homme simple. Ne demandez pas que des mots sortent de ma bouche, je n’y ai que des dents. » Cette phrase, glanée dans le spectacle, il la répétera en leitmotiv les jours suivants, comme une formule magique ouvrant les portes d’un autre monde. Et il retournera au Cloître des Carmes trois soirs de suite. Il a été mordu par le théâtre et c’est pour toujours.
Il ne sait pas ce qu’il saura bien plus tard : que les jeunes acteurs qu’il a vus – la plupart ont moins de 30 ans – sont parmi les plus talentueux de leur génération (Maurice Bénichou, Gérard Desarthe, Michel Robin, Denise Péron, Hélène Vincent, Geneviève Mnich, Jean Dautremay, Philippe Nahon, Jean Benguigui…), que le scénographe (Gilles Aillaud), qui est aussi peintre, sera bientôt dans son domaine l’un des plus grands maîtres des scènes européennes, tout comme Patrice Cauchetier, le créateur des costumes. Mais il n’oubliera pas, dès ce premier soir, le nom du metteur en scène : Jean-Pierre Vincent (qui a conçu ce spectacle avec Jean Jourdheuil, son complice dramaturge, et André Engel, un jeune prof de philo qui vient de les rejoindre).
Janvier 1998, Paris, Théâtre de la Colline
Vingt-cinq ans plus tard, l’adolescent des Carmes devenu entre temps critique de théâtre, revoit pour la première fois Dans la jungle des villes, dans une mise en scène de Stéphane Braunschweig. « Je n’y comprends rien », la réplique de Garga, qu’interprète Olivier Cruveiller, le fait sourire. Il a beau avoir été beaucoup au théâtre, il ne comprend pas plus la pièce aujourd’hui que quand il avait 15 ans. Mais il comprend ce que l’adolescent des Carmes avait deviné : que le théâtre souvent commence là où on ne comprend pas.
Novembre 2020
Il a vu de nombreux spectacles de Jean-Pierre Vincent. Il les a parfois trouvés trop explicatifs, justement, mais il n’a jamais oublié qu’il lui doit la révélation. Il se souvient du Faiseur de théâtre de Thomas Bernhard, avec Bernard Freyd, en 1988, de On ne badine pas avec l’amour de Musset en 1993, des Prétendants de Jean-Luc Lagarce en 2003, du Silence des communistes en 2007 et de Iphis et Iante d’Isaac de Benserade en 2013… Et il se souvient aussi que chaque rencontre avec Jean-Pierre Vincent était comme une recharge d’énergie.
Lors d’une conversation en public à Dijon en 2015, le metteur en scène revenait sur son itinéraire. Tout y est.
René Solis
Théâtre
Dans la jungle des villes, mise en scène de Jean-Pierre Vincent, Jean Jourdheuil et André Engel, festival d’Avignon 1972. Photos © Christian Martinez. Planche contact © Fernand Michaud (source BNF – Gallica). Cliquer sur les photos pour les agrandir.
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