La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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José Triana de l’autre côté du miroir
| 06 Mar 2018

L’écrivain José Triana (1931-2018) vient de mourir. Comme nombre de ses compatriotes, il est mort loin de Cuba. À Paris, en l’occurrence. Mais il n’aura jamais cessé d’être un auteur cubain. Une façon de rester au pays : ne jamais cesser de l’écrire. Sans nostalgie. Sans rêver de retour.

Ce que nous oublions, qui est au plus profond,
Ce qui se loge de l’autre côté du miroir.
– Je ne dis pas adieu mais à plus tard.
Le feu, le feu inévitable, le feu,
Et sa déflagration de secrets.

Comme dans un cirque je voyage parfois. [1]

En 1965, un titre vaut à José Triana une notoriété internationale. C’est La Nuit des assassins. Il y met en scène une famille, sa famille, une famille cubaine, ou toutes les familles. Il y met en scène un pouvoir et une révolte. Il y met en scène trois personnages – Lalo, Beba et Cuca – trois enfants, trois adolescents peut-être, ou trois adultes éventuellement, enfermés dans le grenier de leur maison pour jouer et rejouer encore et encore le meurtre de leurs parents. « On était dans le salon. Non, en fait… On était dans le grenier. On jouait… Enfin, on représentait… Vous allez trouver ça bête, et pourtant… Moi, j’étais le père. Non, c’est pas vrai. Je crois qu’à ce moment-là j’étais la mère. C’était un jeu !… » [2] Tels sont les mots de Lalo, le fils meurtrier, à sa sœur Cuca qui vient d’endosser le rôle du procureur. Drôle de façon de jouer au papa et à la maman.

Certains ont lu dans cet exercice de théâtre dans le théâtre l’influence de Jean Genet. Triana lui-même reconnaît être né au théâtre après avoir assisté à une mise en scène des Bonnes par la compagnie Prometeo, sous la direction de Francisco Morín, à La Havane, en 1954 : « L’impact a été tel que j’ai décidé de me mettre à écrire du théâtre. » En 1969, il traduit même Les Paravents en espagnol, en collaboration avec son épouse Chantal Dumaine. [3] Mais il ne se contente pas d’écrire dans le sillage de Genet. La Nuit des assassins, c’est bien autre chose, et c’est aussi une allégorie de cette révolution qui le ramène à Cuba en janvier 1959, alors qu’il vient de séjourner quelques années à Madrid.

Dans La Nuit des assassins, les enfants sont aux commandes. À Cuba comme dans la pièce, la jeune génération a pris le pouvoir. Elle en use, en abuse parfois.

Lalo, autoritaire. – Remets ce cendrier à sa place !
Cuca. – Les cendriers doivent être sur la table et non pas sur la chaise.
Lalo. – Fais ce que je te dis !
Cuca. – Ne commence pas, Lalo.
Lalo, prenant le cendrier et le posant de nouveau sur la chaise. – Je sais ce que je fais. (Il prend un vase et le pose par terre.) Dans cette maison le cendrier doit être sur la chaise et le vase par terre.

En 1965, la pièce reçoit le prestigieux prix de théâtre Casa de las Américas. L’année suivante, elle est montée par la compagnie Teatro Estudio, dans la mémorable mise en scène de Vicente Revuelta, qui joue également le rôle de Lalo. Triana devient l’un des représentants de la nouvelle avant-garde théâtrale cubaine. Succès à La Havane, mais pas seulement. En 1967, le spectacle entame une tournée en Europe, est invité, entre autres, au festival des Nations, puis à Avignon où il est programmé au théâtre des Carmes. Le texte de la pièce est publié chez Gallimard dans une traduction de Carlos Semprún en 1969 puis, deux ans plus tard, dans les Cahiers Renaud Barrault.

Entre temps, fin 1967, la troupe est rentrée à Cuba. Juste à temps pour assister au premier Séminaire national de théâtre. Retournement de situation : « J’ai participé au séminaire, je me suis rendu aux conférences… et j’ai vu se multiplier les critiques contre La Nuit des assassins. La pièce semblait ne plus correspondre aux critères d’un théâtre révolutionnaire. Sa création à Cuba avait été un succès, nous étions partis en tournée en Europe et, à notre retour, le panorama semblait avoir changé : La Nuit des assassins était devenue incompatible avec les nouveaux préceptes du théâtre cubain. »

La Nuit des assassins continue à être jouée en dehors de Cuba, en France notamment : à la Maison de la Culture de Grenoble en 1969, sous la direction d’Alain Ollivier, au théâtre Récamier en 1971, dans une mise en scène de Roger Blin avec Francis Huster, au théâtre Déjazet en 1984, sous la direction de Philippe Noël. Mais à Cuba, en 1968, la mise en scène de sa pièce El Mayor General hablará de Teogonía est interdite le lendemain de sa création. Plus aucune pièce de lui n’est montée dans l’île.

Puis il y eut l’affaire Padilla, l’ostracisme, le travail forcé à l’imprimerie de l’Instituto cubano del libro : « Virgilio Piñera, Antón Arrufat, Heberto Padilla et moi, nous étions devenus, d’après les représentants de la culture officielle, des individus douteux, des agents infiltrés de la contre-révolution et du capitalisme. Tout ce que nous avions écrit jusque-là faisait l’objet d’une constante remise en question. » Et puis la mort de José Lezama Lima, l’auteur de Paradiso, en 1976. Et celle de Virgilio Piñera, en 1979. Et l’exode du port de Mariel, en 1980. En 1981, il prend le chemin de l’exil. Paris.

Durant ces années, il n’a jamais cessé d’écrire. Et même beaucoup. Il n’était plus sous les feux de la rampe mais à la marge, comme les personnages de son théâtre : des exilés de l’intérieur, des habitants du grenier. Car dans les salons on étouffe. Pour jouer, les enfants ont besoin de sortir ou de se soustraire au regard des parents. Et les portes derrière lesquelles ils se retranchent sont des miroirs de l’autre côté desquels l’ordre est inversé, les convenances sont malmenées, le pouvoir – politique ou patriarcal – est réduit à sa force absurde. Il n’est pas étonnant que les personnages les plus marquants de son théâtre soient des femmes : María dans Médée dans le miroir (Medea en el espejo, 1960), une version bien cubaine de la tragédie de Sophocle ; Victoria dans Paroles communes (Palabras comunes) qui en 1986 fut montée par la Royal Shakespeare Company [4] ; ou bien encore les Cinq femmes qui donnèrent son titre au recueil de nouvelles publié chez Actes Sud [5]. Car José Triana fut également l’auteur de plusieurs nouvelles, de deux romans (dont un pornographique), de deux scénarios (dont une collaboration avec Tomás Gutiérrez Alea pour le film Una pelea cubana contra los demonios, 1971), et  de nombreux recueils de poésie [6].

Il avait l’étrange habitude de tenir la souris de son ordinateur « à l’envers », l’avançait vers le haut pour aller au bas du texte, vers le bas pour remonter, vers la gauche pour aller à droite, vers la droite pour aller à gauche.

Cuca. – Et les chaises ?
Lalo. – Sur les tables.
Cuca. – Et nous ?
Lalo. – Nous flottons, les pieds en haut et la tête en bas.

 

Christilla Vasserot
Théâtre

[1] José Triana, Poème n°10, 15 décembre 2016, sur une photo de Chantal Dumaine Triana. Traduction Christilla Vasserot.
[2] José Triana, La Nuit des assassins, traduction française de Carlos Semprún, Paris, Gallimard, 1969.
[3] Jean Genet, Los Biombos, traduction Chantal Dumaine et José Triana, La Havane, Instituto del Libro, coll. Repertorio teatral, 1969.
[4] Worlds Apart, traduction Kate Littlewood, adaptation Peter Whelan, mise en scène Nick Hamm, Royal Shakespeare Company, Stratford-upon-Avon, 1986. Une version française de la pièce (traduite par Carlos Semprún, plus tard retraduite par Liliane Hasson) est diffusée sur France Culture en 1984. 
[5] José Triana, Les Cinq femmes, traduction Alexandra Carrasco, Actes Sud, 1999.
[6] José Triana, Vueltas al espejo / Miroir aller-retour, édition bilingue, traduction Christophe Josse, MEET (Maison des écrivains étrangers et des traducteurs de Saint-Nazaire), 1996.
La Biblioteca virtual Miguel de Cervantes (université d’Alicante, en Espagne) a consacré l’une de ses « Bibliothèques d’auteur » à José Triana. On peut y consulter, en accès libre, une partie de son œuvre (textes complets ou fragments, en version originale), ainsi que plusieurs études critiques et du matériel iconographique.

 

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