“Diogène en banlieue” : heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.
Les élèves ne sont pas les seuls à se comporter comme des marionnettes.
Un jour, au début de ma carrière, je surpris un proviseur l’oreille collée contre la porte de la salle où je donnais mon cours. Alerté par mes élèves, toujours attentifs au moindre bruit, je me rapprochai à pas feutré du couloir tout en continuant mon exposé pour ouvrir soudain la porte d’un coup sec. Le proviseur faillit tomber tête la première et les élèves éclatèrent de rire. Lui me foudroya du regard en balbutiant une vague explication. C’était à l’automne. En juin, lui et moi n’avions toujours pas échangé une seule parole.
Bien des années plus tard, alors que je travaillais dans un lycée de la banlieue parisienne, une de mes collègues vint me trouver presque en pleurs, une lettre anonyme à la main. Comme tous les papiers de ce genre, cette lettre était écœurante. Elle attaquait sur plusieurs plans, privés et religieux notamment, et contenait pas mal d’obscénités. Après avoir tenté de rasséréner ma collègue, je voulus connaître la réaction de notre proviseur. Quelle réponse comptait-il donner à ce torchon ? Ma collègue m’avoua ne pas lui en avoir parlé. J’étais le premier à qui elle osait “montrer ça”.
Il y a une règle d’or dans le métier de professeur qui est la règle de “non-confidentialité”. Il ne faut jamais garder pour soi les problèmes rencontrés avec une classe ou un élève en particulier, les difficultés en tous genres, les lettres anonymes a fortiori. Le silence est ici désastreux. Une collègue de maths relativement âgée, et donc expérimentée, me confia un jour ne pas avoir réussi à obtenir un seul moment d’attention avec sa classe depuis le début de l’année scolaire. Les élèves la chahutaient en permanence. Elle était au bord de la dépression et pleurait en me racontant son calvaire. Nous étions pourtant déjà au mois de mai quand elle se décida à me parler.
La lettre anonyme que j’évoquais plus haut n’était pas seulement ordurière, elle était aussi menaçante. Je proposai à ma collègue de l’accompagner sans délai chez le proviseur. Celui-ci nous reçut sur le champ quand sa secrétaire lui apprit le motif de notre visite. Il lut rapidement la lettre et soupira. Il partageait notre écœurement. Cette lettre était une abomination. Il ne voyait pas en revanche en quoi elle pouvait être une menace. Ce n’étaient selon lui que les propos d’un élève mal dans sa peau. Une crise d’adolescence probablement qui tardait à passer. Enfin le proviseur nous demanda de ne pas ébruiter ce qu’il se refusait à considérer comme une affaire d’antisémitisme. Ma collègue était de confession juive.
Une seconde lettre anonyme arriva huit ou dix jours plus tard. Elle n’était guère plus reluisante que la précédente mais elle avait la particularité de m’inclure dans l’objet de ses injures. J’avais droit à quelques noms d’oiseau, on me prêtait une vie sexuelle délirante. Les propos étaient aussi plus pressants ou plus menaçants, comme on voudra. La lettre promettait des actions en public afin de faire éclater la vérité. On ne savait trop laquelle, bien sûr. Avec cela il n’était plus question de ne pas réagir. Ma collègue et moi décidâmes de porter plainte auprès de la police. Les collègues à qui nous avions montré la lettre nous donnaient raison. L’affaire devenait un peu sérieuse. Le proviseur en revanche continuait de se montrer circonspect. Il privilégiait une enquête interne. Il voulait attendre de voir s’il y aurait d’autres lettres. Et puis, comme la fois précédente, la menace ne lui semblait pas avérée. Enfin, comme il nous le dit sans ambiguïtés, la perspective de savoir la police mêlée à cette affaire lui déplaisait franchement.
Au commissariat l’agent qui nous reçut traita notre plainte avec le plus grand sérieux. On sentait qu’il n’aimait pas ce genre de lettre. Quelques jours plus tard, plusieurs personnes de l’administration du lycée étaient convoquées par la police. À ma connaissance, rien n’en ressortit. Ou du moins on nous laissa dans l’ignorance. Il y eut peut-être une troisième lettre anonyme. Je ne m’en souviens plus. Toujours est-il que l’enquête n’aboutit pas. Les lettres cessèrent aussi soudainement qu’elles avaient commencé.
Gilles Pétel
Diogène en banlieue
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