[article initialement paru le 12 mai 2019]
Cela commence par les premiers émois sexuels d’une adolescente de province, point de départ d’un déballage autobiographique pour lequel on n’est pas sûr de se passionner. Seule en scène, Kelly Rivière sacrifie au rituel d’un genre, le monologue comique à la première personne. Son personnage porte le même prénom qu’elle – Kelly, donc – et l’on peut supposer que les anecdotes qu’elle raconte puisent dans de vrais souvenirs.
Les minutes passant, c’est moins cette authenticité supposée qui excite la curiosité qu’une fixation sur un personnage apparemment secondaire, un grand-père à la biographie aussi fluctuante que fantasmée (gardien de phare, champion de natation, terroriste de l’IRA) qui revient en leitmotiv dans tout ce qu’elle raconte, jusqu’à devenir le sujet principal d’une histoire de plus en plus passionnante. Un grand-père, donc, dont le sort est un secret de famille – il a disparu un beau jour, et personne ne veut plus parler de lui. Il a un nom – Peter O’Farrel –, une histoire : son départ d’Irlande à l’âge de 19 ans en compagnie de Margaret, qui deviendra sa femme et avec qui il aura six enfants, leur installation à Londres, et enfin sa disparition définitive au début des années 1960.
VO, VF
Retrouver le grand-père, ou du moins reconstituer ce qui lui est arrivé, c’est l’obsession de Kelly et le fil dramatique du spectacle. Une quête des origines dont l’enjeu est aussi linguistique. Au cours de sa recherche, Kelly, la jeune Française au prénom irlandais, retrouve sa famille maternelle (la grand-mère, qui vit toujours à Londres, des tantes, dans un village du fin fond de l’Irlande…) et redécouvre des accents, des expressions et d’autres rapports au monde.
Danseuse et actrice, Kelly Rivière est également traductrice de théâtre, de l’anglais vers le français, et cet aspect là de sa biographie est réinjecté dans la pièce. Douée pour l’imitation des accents, elle commence par retraduire systématiquement en français les propos en anglais de ses interlocuteurs. Au fur et à mesure du spectacle, de l’hilarante et calamiteuse virée à Londres en compagnie de son frère, au non moins hilarant et funeste retour sur les terres ancestrales, l’anglais est de plus en plus présent, et la traduction moins systématique. Ce n’est pas grave, tous les spectateurs, même les moins anglophones, sont scotchés, au point de ne plus prêter attention au passage d’une langue à l’autre. VO, VF, impossible de distinguer la « vraie » langue du spectacle comme si le flux de l’histoire emportait le barrage de la langue.
Une incertitude linguistique qui fait écho aux incertitudes d’un final qui laisse beaucoup plus de questions que de réponses. Si la remontée de la rivière est riche en émotions, elle est loin de résoudre le mystère Peter O’Farrel. Kelly Rivière garde-t-elle des éléments en réserve pour donner une suite à son spectacle ? Ou sa quête a-t-elle bel et bien tourné court ? Ou le vrai dénouement est-il si décevant qu’elle préfère l’épargner aux spectateurs ? Ou bien se pourrait-il que cette histoire, qui a toutes les apparences de l’authenticité et du déballage impudique, soit beaucoup plus inventée que ce que l’on pourrait croire ? Ou n’est-elle que la partie immergée d’une histoire bien plus intime qu’elle n’a pas envie de livrer ? Ce doute fondamental n’étant pas le moindre des charmes de An Irish Story.
An Irish Story, de et par Kelly Rivière, Théâtre de Belleville, 75011 Paris, jusqu’au 30 juin. Prolongations jusqu’au 30 décembre 2019.
Reprise du 3 décembre 2023 au 30 janvier 2024 au théâtre de Belleville
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