La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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L’homme qu’a vu l’homme qu’a pas vu l’ours
| 18 Août 2024

Toujours cette série polaire du Spitzberg pour échapper à l’olympisme

Photo : mézigue, ours empaillé, aéroport du Svalbard, Longyearbyen, juillet 2024

Photo : mézigue. Ours empaillé, aéroport du Svalbard, Longyearbyen, juillet 2024. L’écriteau à ses pattes conseille les visiteurs de ne pas oublier leurs bagages sur le tapis roulant autour du fauve.

Au Svalbard, au Spitzberg autrement dit, le paradoxe de la bête – Isbjørn de son nom indigène – est qu’elle est partout, mais qu’on ne la voit nulle part. Nulle part autrement que naturalisée ; naturalisée et démultipliée à Longyearbyen notamment, le seul véritable bled de l’archipel (avec Barentsburg aussi mais du côté russe de la glace).

Et il est polymorphe cet ours. Outre l’empaillement qui lui sied bien, il s’accommode facilement de tous les supports et peut prendre toutes les apparences : T-shirts, magnets, boules à neige, porte-clés, emballages de chocolats, street-art, panneaux gauches, mugs, timbres, led, etc. Chacun le réclame, il est partout, y’a pas plus populaire, sage comme une image. Le voici dans les boutiques, sur les enseignes, dans les vitrines des restos, dans la galerie du musée, sur le bureau du Sysselmesteren à ce qu’on dit, et même dans le hall de l’aéroport (on a connu agent de sécurité moins menaçant).

Timbre d'Henry Welde (1911–1991) graphiste concepteur de timbres. Timbre de l'année en 1975, émis pour les 50 ans du traité ayant confié l'administration du Spitzberg au gouvernement norvégien.

Timbre d’Henry Welde (1911–1991) graphiste concepteur de timbres. Timbre de l’année en 1975, émis pour les 50 ans du traité ayant confié l’administration du Spitzberg au gouvernement norvégien. A l’instar de la vache de Normandie qui regarde passer les trains, l’ours polaire fait de même avec les avions.

Pourtant, cette popularité a ses limites. Longyearbyen, telle une forteresse, a érigé sur tout son périmètre une barrière infranchissable, une barrière nec plus up to date rayon poliorcétique, pour s’en protéger, du vrai, et lui interdire l’accès d’un territoire où son effigie a contaminé l’espace public, genre retour du refoulé ; Longyearbyen l’assiégée d’où l’on ne sort qu’escorté par des rangers surarmés de carabines, de pistolets, de sabres, de crainte de tomber nez à truffe avec l’ours blanc. Car au-delà de la stricte frontière séparant l’homme de l’animal, on ne s’aventure pas sans bonne raison. L’au-delà, c’est son territoire à lui, son terrain de chasse qu’il a. Il est La menace qui rode dans les espaces désertiques svalbardiens : dans la toundra, dans les vallées, sur les rivages, au pied des falaises ou des glaciers, sur la banquise, etc.

L’ambiance du Spitzberg, en gros, elle est singulièrement influencée par l’omniprésence du danger que fait peser l’ours, tant et si bien qu’on en deviendrait presque paranoïaque. La bête y est partout chez elle mais, encore, on ne la voit nulle part ; nulle part en liberté, vivante, réelle, ou alors il faut être verni, ou téméraire.

Voir l’ours

Voir l’ours est rite de passage, c’est devenir « l’Homme qu’a vu l’Ours », après s’en être retourné dans les lieux civilisés auréolé de l’insigne honneur qu’a fait l’ours en se montrant, là où la plupart des pauvres touristes – pauvres, façon de parler – y gagnent chaque année une immense frustration. D’ailleurs, le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont un fusil chargé et se risquent en terrain sauvage dans l’espoir angoissant d’y rencontrer l’ours, et ceux qui se contentent de vignettes autocollantes ; cette seconde catégorie incluant évidemment celles et ceux revenus bredouilles d’entre les glaces, sans cette vision ultime de l’ursidé dévorant un jeune phoque, et qui procure le frisson illusionnant de la vie dans la mort.

Panneau gauche d'ours polaire, Ny-Ålesund, Kongsfjorden, photo : mézigue, juillet 2012

Panneau gauche d’ours polaire, Ny-Ålesund, Kongsfjorden, photo : mézigue, juillet 2012. Au Spitzberg/Svalbard, les humain-e-s qui n’aiment pas les panneaux gauches ne sont pas les bienvenu-e-s…

La géographie du Spitzberg est binaire. Il y a les réduits humains à l’urbanisme pergélisolé, et partout ailleurs le territoire de l’ours, redouté mais invisible, celui dont il ne vaut mieux pas croiser le chemin, mais qu’on désire apercevoir malgré ou à cause de cela ; celui qu’in fine on ne peut jamais aussi bien contempler/posséder qu’en image, en tant qu’artefact transitionnel monnayable.

Mais, les choses ne sont jamais établies aussi simplement qu’elles le paraissent. Selon une estimation scientifique sérieuse et relativement récente (Jon Aars & Alii (2017), « The number and distribution of polar bears in the western Barents Sea », Polar Research, vol. 36), environ 250 ours polaires résident en maîtres au Spitzberg – là où la vulgate touristique promet près de 3000 spécimens. C’est peu, mais suffisant pour ficher la trouille et justifier l’instauration d’un cadre sécuritaire. Et c’est encore suffisamment peu pour qu’il ait été aussi décidé depuis 1973 de protéger la bête, en tant qu’espèce, menacée qu’elle est par les activités humaines. En matière de protection, les rôles s’inversent donc que l’on soit du côté cis- ou du côté trans- de la barrière. Ces rôles sont-ils interchangeables pour autant ? L’ours pourrait-il être un homme pour l’ours ?

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