Mettons côte à côte deux films et deux expositions, et posons-nous la question de savoir qui s’approche au plus près du “réel”. Évidemment, on pourrait déjà s’arrêter là, et se demander : “Qu’est-ce que le réel ?” Mais il ne s’agit pas ici d’une dissertation de philo, simplement d’une question, ancienne et récurrente.
Moutains may depart, de Jia Zhangke, propose un voyage dans le temps, de 1999 à 2025, en compagnie d’une femme. Dans la première époque, elle doit choisir entre deux soupirants, et opte pour le néo-capitaliste, au détriment du mineur de fond. Mal lui en prendra.
Toto et ses sœurs, d’Alexander Nanau, suit comme son nom l’indique le quotidien du jeune Totonel et, comme son titre ne l’indique pas, de sa sœur cadette, Andrea. Sa sœur aînée, Ana, poursuit quant à elle la tradition familiale de vente de drogue et de shoot à l’héroïne. Leur mère est en prison, bientôt rejointe par leur oncle. Comment s’en sortir, comment tenir debout dans ces conditions ?
Étonnez-moi ! c’est le titre en forme de proposition de la rétrospective que le Jeu de Paume consacre au photographe Philippe Haslman, qui a littéralement fait sauter le monde entier devant son objectif, de Marylin Monroe à la Duchesse de Windsor, en passant par François Mauriac ou Salvador Dali. Selon le photographe, cette technique qu’il baptisa Jumpology débarrasse le modèle de son quant-à-soi, pour obtenir une image qui nous montrerait le sujet photographié dans sa vérité.
La première Biennale des photographes du monde arabe contemporain, organisée par l’Institut du Monde Arabe et la Maison Européenne de la Photographie, ne se pose pas la question de la forme, en présentant toutes les formes, pourvu qu’elles soient au service du fond. Cela semble évident, mais ce n’est pas si souvent le cas, les Biennales prétendant soit à une exhaustivité subjective irréalisable, soit à imprimer une marque par le biais d’un commissariat orienté.
Ce qui est remarquable, quand on se penche sur les quatre éléments de ce Bentô, c’est que tous les artistes qui y sont convoqués nous disent remarquablement le “réel” du monde, en employant des moyens extrêmement différents. Fresque très légèrement historique et à peine d’anticipation pour le cinéaste chinois, qui résume et projette dans un même film l’histoire contemporaine de la Chine, ses espoirs et ses désillusions, au risque de sa perte probable d’identité. Documentaire ressemblant à s’y méprendre à une fiction pour le cinéaste allemand, qui déserte parfois le lieu même du tournage, pour laisser les protagonistes en devenir également les co-auteurs, comme lorsque Andrea prend la caméra dans ce face-à-face terrible avec sa sœur aînée, pour un film qui lave nos cerveaux de trop d’idées reçues sur les roms ou sur les orphelinats en Roumanie. Intimité inédite qui reste pourtant à la surface des êtres pour le photographe américain, avec un procédé qui dévoile mais qui laisse simplement apparaître le mystère fondamental de chaque être. Multiplicité des regards pour la Biennale des photographes du monde arabe contemporain, portée par une constante exigence de qualité de ses commissaires, Gabriel Bauret et Géraldine Bloch, et donnant là encore à voir ce que l’on ne voit plus à force de regarder aux mauvais endroits ou, peut-être, avec de mauvaises intentions.
Ainsi, le réel s’invite dans chacun de ces cas par une porte différente, ce qui tendrait à prouver qu’il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour dire le réel. Mais alors, pourquoi tant d’artistes et tant d’œuvres passent-ils à côté du monde, cherchant pourtant à le montrer, le saisir, le comprendre ? Plutôt que d’entamer un travail artistique, une recherche, avec une intention particulière – louable ou non, là n’est pas la question –, sans doute faut-il ne pas savoir ce que l’on cherche pour espérer avoir une chance de le trouver. Reste donc l’énigme Jia Zhangke, l’un des cinéastes les plus passionnants des vingt dernières années, qui parvient intentionnellement à nous donner un accès au réel de la République Populaire de Chine avec des films qui ont effacé d’une manière inédite la frontière entre réel et fiction.
Arnaud Laporte
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