Goutte d’Or–Barbès, quartier-monde, oxymore urbaine, marge au cœur de Paris. Enclave en mutation, exclusion et gentrification sur le même trottoir. Jamais aussi attractif que depuis qu’il a été déclaré “no-go zone”.
À l’angle des rues Saint-Bruno et Saint-Luc, juste en face de l’école maternelle où s’alignent les trois mots de la République, on a tagué à l’encre noire : « La France est annulée jusqu’à nouvel ordre ».
Je vais prendre ma photo, un monsieur fait de même avec son téléphone portable. En me montrant une voiture de la mairie stationnée le long de l’église, il confesse : « Moi, c’est pour le faire effacer ». Il a l’air un peu gêné. « Moi, c’est pour m’en souvenir ». Il sourit, l’air complice. Si ça ne tenait qu’à lui…
La France annulée ? Vu de la Goutte d’Or, on pourrait le croire. Oh, bien sûr, elle dévale les rues toutes sirènes hurlantes, la France, elle patrouille jour et nuit, elle gueule à la peinture blanche sur les murs pour les faire taire. Mais on a tellement répété aux gens d’ici qu’ils n’étaient pas la France qu’ils finiraient presque par y croire.
Il faut dire, ils habitent rue de Laghouat, de Tombouctou, d’Oran ou de Suez. Ils font leurs courses à « Little Africa », autour du marché Dejean, aussi connu comme « Harlem sur Seine ». Ou plus bas, entre le boulevard de La Chapelle et la rue de la Goutte d’Or, à la « Petite Alger ». La « Casbah », si on préfère.
Et puis, on se souvient de Marine Le Pen à propos des prières de rue : une occupation « sans soldat et sans char ». Les envahisseurs sont là ! La rue Myrha où se situe la mosquée s’appelait rue de Constantine, jadis… À son procès, la leader frontiste s’était défendue : « J’aurais pu aussi parler de l’occupation par les Anglais à l’époque de Jeanne d’Arc ». Ironie de l’Histoire : à l’époque, c’était la Pucelle d’Orléans qui campait à La Chapelle, et les Anglais occupaient Paris soutenus par la population…
Occupé, le quartier l’a été : par les Prussiens en 1814. Marine Le Pen n’en a pas parlé, des Prussiens. Aujourd’hui, rebelote : on n’est plus chez soi ! Et dire que c’était ici le quartier de la Nouvelle France au XVIIIe, et La Chapelle Franciade sous la Révolution !
Cependant, la question posée sur le mur de la rue Saint-Bruno n’est pas de savoir si la Goutte d’Or est encore la France, mais si la France existe toujours. Rue Marx Dormoy, un monsieur me tend un papier sur lequel sont griffonnés les mots : « terredasile » et « Jaures ». Ce n’est pas une citation de l’apôtre de la paix. Non, « un frère » lui a conseillé de s’adresser à l’association France Terre d’Asile, rue Doudeauville. « Mais c’est fermé. » Je demande : « Et Jaurès ? ». « Il paraît que je pourrai y dormir. » Et il conclut, dans son élégant français d’Afrique : « C’est très contrariant. » Sa façon à lui de dire qu’il va encore passer la nuit à la rue.
Tous ces réfugiés d’Afrique et du Moyen-Orient qui s’endorment chaque soir sur les trottoirs de la Goutte d’Or, dans les squares, sous les buissons, et qui errent dans ses rues la journée, ils la cherchent, la France. Où est-elle ? C’est encore loin ? Du côté de ce Sacré-Cœur qui barricade l’horizon de chaque rue, là-bas ? On est à la Goutte d’Or au pied de Montmartre comme Sisyphe devant sa montagne. Condamné à y rester. Je connais un instituteur du quartier dont la plupart des élèves de huit ans n’ont jamais pris le métro. Et ne sont jamais « allés à Paris »…
Pour les migrants, la Goutte d’Or est un purgatoire, et la Terre d’Asile rien d’autre que le nom d’une association griffonné sur un bout de papier. On les voit chaque matin faire la queue en attendant l’ouverture des portes. Souvent, la file s’étire le long de la rue Doudeauville, baptisée ainsi en remerciement de « l’intarissable bonté et la haute protection » dont le Ministre du Roi honorait La Chapelle. Autres temps, autres mœurs…
La file tourne au coin de la rue Jean Robert, puis rue Ordener. Presque tout le tour du pâté de maison. Une triste ronde infinie, un serpent qui se mord la queue : bonne métaphore de ce quartier en éternel recommencement.
La terre d’asile, ces gens-là tournent autour sans jamais la voir. Ils sont les héritiers de ces Bohémiens qui s’installèrent tout près de là en 1427, après qu’on leur interdit l’entrée de la ville. C’était les premiers que Paris ait vus, ils arrivaient de Basse-Égypte comme ces Érythréens que fait désormais fuir la guerre. « Le teint noir, les cheveux crépus, les oreilles percées et garnies de boucles d’oreilles. » Après quelques semaines, l’évêque les fit chasser parce qu’ils disaient la bonne aventure. Terre d’asile…
Pendant qu’ils patientent des heures et des heures dans la file, c’est à ces gens-là qu’il faudrait demander leur avis. Annulée, la France ? Peut-être seulement suspendue. Pour une durée indéterminée.
Sébastien Rutés
(No-)go zone
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