La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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À la planche !
| 15 Août 2017

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Au retour de vacances nautiques, je ne peux m’empêcher de partager avec vous une autre énigme d’été que j’ai découverte récemment (sur Quora) et adoré résoudre. Elle est simplement trop jolie, et je vous la livre un peu romancée tout de même, avec deux variantes de mon cru.

Cinq affreux pirates ont décidé de se partager le butin de leurs rapines, soit 1000 doublons. N’ayant aucune confiance les uns dans les autres, ils décident d’invoquer de concert le fantôme du célèbre et terrifiant Barbe-Noire, leur maître incontesté quoique défunt, dont même le plus épouvantable d’entre eux ne saurait braver les édits, et qui sera donc l’arbitre et le garant de la transaction. Après force libations de ratafia (et quelques pendaisons ludiques de prisonniers pour relâcher la tension), le Grand Homme leur apparaît enfin dans sa terrible splendeur et leur déclare en substance : « Voici comment partager votre butin. Le plus âgé d’entre vous devra proposer une répartition, qui sera mise aux voix. Si au moins la moitié des voix (y compris la sienne) souscrit à sa proposition, vous procéderez au partage selon ses termes. Sinon, il sera jeté aux requins, le suivant en âge devra tenter sa chance dans les mêmes conditions, et ainsi de suite. J’ai dit. Par ma barbe, je resterai à l’écoute, et que le Grand Cric vienne croquer vivant celui qui voudrait tricher, ou l’imbécile qui laissera échapper le moindre doublon de sa part. Ceci dit, bonne chance mes lascars ! »

Nos cinq gibiers de potence – qui répondent, par rang d’âge décroissant, aux noms remarquablement peu exotiques de Alain, Bernard, Charles, Daniel et Étienne – s’engagent par le plus terrible serment des Caraïbes à observer ces règles, et se retirent chacun de leur côté pour réfléchir.

Sachant que nos pirates sont tous parfaitement rationnels, qu’ils sont avides, dénués de pitié et même (quoique à moindre titre) assoiffés de sang – à gain égal, chacun aimerait bien voir un aîné passer sur la planche, mais pas si cela doit lui coûter un doublon – et sachant enfin qu‘ils sont avant tout soucieux de préserver leur propre vie, que doit-il se passer ? Qui meurt, et combien reçoit chaque survivant ?

Quand on fait face à ce genre d’énigme, comme aussi à celle des Cocus de Bagdad, on peut d’abord se demander pourquoi intervient un nombre arbitraire – là quarante jours, ici cinq pirates : pourquoi pas quatre, ou six ? Dans ce cas il ne faut pas se priver de généraliser un peu.

Demandons-nous donc ce qui se passerait avec un nombre différent de pirates. Supposons d’abord que les plus âgés aient déjà été jetés par-dessus bord. Si Étienne était seul à bord, par exemple, ce serait simple : il se proposerait à lui-même la totalité des 1000 doublons, accepterait cette proposition seul (et à l’unanimité), et c’en serait fini.

Mais c’est sans compter sur Daniel, l’aîné d’Étienne. S’ils étaient tous deux seuls en jeu, que se passerait-il ? Daniel devrait proposer une répartition, mais quelle que soit sa proposition il est certain qu’Étienne la refuserait – même si Daniel proposait les 1000 doublons à Étienne, ce dernier préfèrerait voter contre lui pour avoir le plaisir de le voir jeté aux requins en plus de toucher cette somme avec certitude. Heureusement pour Daniel, ce dernier n’a pas besoin de la voix d’Étienne : possédant la moitié des deux voix, il est sûr que sa proposition sera acceptée. Il devrait donc proposer de garder les 1000 doublons pour lui.

Mais, bien sûr, il faut prendre en compte Charles, qui parlera avant Daniel. Que devrait-il proposer ? Attention, cette fois trois pirates sont à bord ; Charles a besoin d’une voix de plus que la sienne pour obtenir la majorité. Que peut-il proposer à qui ? Daniel peut espérer 1000 doublons (plus un joli spectacle) si la proposition de Charles est refusée ; il n’aurait donc aucune raison de la soutenir, et votera toujours contre. En revanche, Étienne est certain de ne rien toucher si Charles échoue et qu’il se retrouve seul avec Daniel ; si Charles lui propose ne fût-ce qu’un doublon, Étienne devra donc rationnellement voter pour sa proposition. Le mieux pour Charles est ainsi de proposer 999 doublons pour lui, un doublon pour Étienne, et rien pour Daniel (ce dernier sera vert de rage, mais Barbe-Noire veille !).

Tout ceci, cependant, suppose que Bernard est passé à la planche ; laissons-lui tout de même une chance d’y échapper. Que doit-il proposer à Charles, Daniel et Étienne ? Pour l’emporter, il doit convaincre au moins l’un des trois (car à deux voix contre deux, sa proposition sera adoptée).

Bernard pourrait convaincre Charles de voter pour lui s’il lui proposait les 1000 doublons ; en effet c’est mieux que ce que Charles peut espérer en restant seul avec les deux autres. Il pourrait aussi proposer deux doublons à Étienne, ce qui est mieux que ce qu’obtiendrait ce dernier de Charles. Mais, rapiat qu’il est, Bernard va plutôt proposer un misérable doublon à Daniel : ce dernier sera bien obligé d’accepter plutôt que de ne rien obtenir de Charles. Bernard s’octroiera donc 999  doublons, en donnera un à Daniel, et ni Charles ni Étienne n’auront rien.

N’oublions pas, cependant, que c’est en fait Alain qui doit parler en premier. Pour échapper à la planche, il lui faut convaincre deux de ses camarades ; tâche difficile. Il ne peut pas compter sur la voix de Bernard, sauf à lui proposer les 1000 doublons, ce qui rendrait les trois autres furieux et le condamnerait aux requins. Il pourrait soudoyer Daniel en lui proposant deux doublons, mais il lui manquerait encore une voix, et à quoi bon dépenser plus ? En revanche, Alain peut facilement se garantir les suffrages de Charles et Étienne, en leur proposant un doublon chacun – une misère, mais mieux que ce que leur offrirait Bernard. La proposition finale, qui sera acceptée dans la rage et les imprécations, mais acceptée tout de même par trois voix contre deux, sera donc : 998 doublons pour Alain, rien pour Bernard, un pour Charles, rien pour Daniel, et un pour Étienne. Cela sous l’œil goguenard mais vigilant de Barbe-Noire. Qui a dit que la vie était juste ?

Vous trouverez peut-être cette solution sujette à caution. Si j’étais Bernard, vous dites-vous, je serais tellement furax contre Alain que je passerais une alliance avec les trois autres pour l’envoyer à la planche quelle que soit sa proposition, en leur promettant une juste rétribution ; par exemple 700 doublons pour moi et 100 pour chacun d’eux. Qui pourrait refuser une pareille offre ?

Mais voilà : d’une part, une fois Alain passé à la planche, rien ne pourrait empêcher Bernard de revenir sur sa parole et d’imposer la répartition qui le sauve (999 doublons pour lui, un pour Daniel). Qui pis est, il y sera même forcé : Barbe-Noire a promis que tout pirate assez stupide pour ne pas maximiser sa part de butin servirait d’en-cas au Grand Cric, un sort pire que la mort (et comme tel encore plus réjouissant à observer pour un outsider). Tout le monde sait cela, ce qui rend de telles alliances impossibles.

Vous trouverez peut-être aussi que cette histoire manque de drame. Quoi, pas un seul passage à la planche ? C’est très décevant, nous sommes bien d’accord. Pour tenter d’y remédier, ajoutons une clause au règlement du cruel Barbe-Noire : une fois la répartition faite et le butin partagé, si l’un des pirates a reçu plus d’argent que chacun des autres, il sera légitimement jeté à l’eau (et sa quote-part partagée équitablement entre les survivants). Dans cette version, après y avoir réfléchi, Daniel demande à Barbe-Noire : « Si, malgré ma rationalité et celle de mes camarades, je ne peux pas décider avec certitude d’accepter ou de refuser une offre qui m’est faite, que dois-je faire ? ».

Ici, la légende retient deux versions. Dans la première, Barbe-Noire répond à Daniel : « En cas de doute, dites non! ». Dans la deuxième, il répond : « Si ta part finale est moindre qu’une proposition que l’on t’a faite et que tu as rejetée, le Grand Cric sera lâché sur toi ! »

Pourquoi Daniel a-t’il posé cette question, et que va-t-il se passer dans chaque version de cette légende ? Je vous laisse y réfléchir…

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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