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Les cocus de Bagdad
| 23 Août 2016

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Rentré de vacances plus tardivement que prévu, et hostile à l’idée vous faire faux bond, votre chroniqueur se voit obligé aujourd’hui de recourir à l’équivalent mathématique du marronnier d’été : en l’occurrence une histoire archi-connue mais dont on ne se lasse pas, et qui pour ma part continue de m’émerveiller chaque fois que j’y pense.

La tradition la place dans l’ancienne Bagdad, mais en bons Gaulois que nous sommes nous la situerons plus précisément dans la Bagdad fabuleuse et caustique réinventée par Goscinny et Tabary en toile de fond des mésaventures de l’ignoble Grand Vizir Iznogoud.

Quand il n’est pas occupé à monter (en pure perte) d’abominables machinations pour devenir Calife à la place du placide et débonnaire Calife Haroun El Poussah, Iznogoud le vil est également un moralisateur zélé de la conduite des autres, ainsi qu’un fiscaliste inventif. Ayant pris vent via son réseau d’espions d’un certain dérèglement des mœurs de la Cité, et spécifiquement de quelques croustillantes affaires de cocufiage, il décida un jour d’unir ces deux compétences en un geste novateur. S’appuyant sur l’autorité du Très Haut ainsi que sur celle du Commandeur des Croyants (lesquels n’en demandaient pas tant), Iznogoud fit placarder dans toute la ville un avis instituant ce qu’il appela poétiquement la Taxe sur les Cornes : tout mari se découvrant cocu devrait, le jour même, prélever sur la dot et les bijoux de sa femme le montant d’une amende conséquente et la porter au Palais entre onze heure et midi, sous peine de mort pour le couple. Recettes fiscales supplémentaires et promotion de la vertu, parfait (l’histoire ne dit rien quant aux maris trompant leurs épouses ; Iznogoud n’était pas exactement un précurseur en termes d’égalité de la femme).

Rien ne se passe le jour même, ni le lendemain, ni même une semaine après. Le temps passe et Iznogoud fulmine : c’est qu’il a engagé des frais dans cette affaire. Un mois s’écoule, personne ne vient. Iznogoud se prépare à passer à la vitesse supérieure, peut-être en exécutant deux ou trois contrevenants dont les noms lui sont connus, quand au matin du quarantième jour une file d’attente se constitue soudain dans la cour du Palais, hommes moroses et silencieux, chacun portant qui une bourse rebondie, qui un sac d’épices précieuses. Les cocus de Bagdad sont enfin là.

Combien y en a-t-il, et pourquoi ont-ils attendu si longtemps pour se manifester ? Pour répondre à cette question, il faut savoir, d’une part, qu’à Bagdad comme ailleurs si vous êtes cocu tout le monde le sait sauf vous ; et d’autre part que les citoyens de Bagdad étaient réputés pour leur capacité de réflexion mathématique et logique. Cela, et le fait qu’Iznogoud ne fait jamais rien gratuitement : s’il demande de l’argent aux cocus, c’est qu’il y en a.

Je vous laisse y réfléchir un instant ; retrouvons-nous à la ligne.

Vous séchez ? La solution à cette énigme repose sur un mode de raisonnement central dans les mathématiques, que l’on appelle raisonnement par récurrence ou, plus classieux, par induction.

Revenons au jour où Iznogoud fait placarder ses affiches, et supposons d’abord qu’il y ait un seul cocu à Bagdad. Il ignorait jusqu’ici son infortune ; mais, en découvrant la Taxe sur les Cornes, il doit en déduire qu’il y a des cocus dans la ville. Or, si d’autres que lui étaient cocus, il le saurait. Le pauvre doit donc logiquement en conclure qu’il est, lui, cocu. Il rentre chez lui et, après une scène conjugale que je laisse à votre imagination, se présente au Palais dès onze heures pour payer l’amende.

Bien que ce ne soit pas strictement nécessaire à la démonstration mathématique qui vient, imaginons maintenant qu’il y ait deux cocus, Abdel et Karim. Chacun connait l’infortune de l’autre : Abdel n’est donc pas surpris de voir les affiches. Il s’attend à ce que Karim, seul cocu de la ville à sa connaissance, fasse le raisonnement du paragraphe précédent et se présente le jour même au Palais. Ne pouvant résister à un petit plaisir de voyeur, Abdel se poste donc aux environs du Palais et le guette : mais Karim ne se montre pas. Diable ! Que se passe-t-il ? Abdel sait que Karim est bon mathématicien ; il aurait dû conclure à son infortune, mais ne l’a pas fait. La seule explication est que Karim connait un autre cocu, ce qui lui évite de devoir déduire que lui l’est. Malheureusement pour Abdel, aucun autre homme ne peut être concerné, sinon il le saurait. Abdel doit donc en déduire que ce mystérieux cocu que connaît Karim, c’est lui-même, Abdel. Furieux, il rentre chez lui, et retourne le lendemain au Palais s’acquitter de son impôt. Karim, bien entendu, fera de même.

Nous tenons maintenant une hypothèse intéressante : un cocu se présentera le premier jour au palais; deux cocus se présenteront le deuxième jour. Il est tentant d’en conclure tout de suite que N cocus se présenteront le N-ième jour, et qu’il y a donc quarante cocus à Bagdad. Mais les maths ne sont pas très tolérantes avec les raisonnements du genre “ça marche pour un, ça marche pour deux, etc., donc ça marche tout le temps”. Nous avons besoin d’un peu plus de rigueur.

Pour cela, nous allons poser ce qu’on appelle une hypothèse de récurrence (ou d’induction) : s’il y a un certain nombre N de cocus, ils se présenteront tous le N-ième jour. Nous allons prouver que si cette hypothèse est vraie pour un nombre N, alors elle est aussi vérifiée pour le nombre N+1. Puisque l’hypothèse est par ailleurs vérifiée pour N=1, on la prouve ainsi pour 2, 3, et pour tout nombre entier.

Allons-y. Supposons qu’Abdel connaisse N cocus dans Bagdad. Féru de mathématiques, il a raisonné comme nous et s’attend à les voir tous arriver le N-ième jour à onze heures : spectacle à ne pas manquer ! Or, le jour dit, rien ne se passe. Pourquoi ? La seule explication possible est qu’il y a un cocu de plus : lui-même. Abdel reviendra donc le lendemain payer l’amende, et tous ses compagnons d’infortune feront de même. N+1 cocus paieront donc au jour N+1. CQFD comme on dit.

Il y avait donc d’après notre raisonnement quarante cocus à Bagdad. Mais la légende précise que seuls trente-neuf d’entre eux se présentèrent au Palais, car Iznogoud – qui pourtant y vivait – n’était ni très observateur ni très doué en maths…

Je vous laisse avec un petit post-scriptum chargé d’illustrer les subtilités de ce type de raisonnement. Je peux vous prouver que tous les crayons de couleur du monde sont en fait de la même couleur, en l’occurrence noirs. En effet, je possède et j’ai sous les yeux un crayon noir, qui est de la même couleur que lui-même. Par ailleurs, supposons – c’est mon hypothèse de récurrence – que pour un certain nombre N, tous les crayons d’un paquet de N crayons sont de la même couleur. Je considère maintenant un groupe de N+1 crayons. J’en enlève un : les N qui restent sont par hypothèse tous de la même couleur. Je remets celui que j’avais enlevé dans le tas et j’en retire un autre : ces N crayons-là sont également de la même couleur par hypothèse. Au total, tous les crayons de mon paquet de N+1 sont donc de la même couleur. Étant donné que mon hypothèse est vraie pour un crayon – qui est bien entendu de la même couleur que lui-même – et que sa validité pour un nombre N entraîne sa validité pour N+1, j’en conclus que tous les crayons du monde sont de la même couleur. Puisque je possède un crayon noir, j’en déduis triomphalement que tous les crayons du monde sont noirs (ce qui est tout de même plus gratifiant que me demander si je n’aurais pas une légère tendance au daltonisme).

Je laisse aux lecteurs le soin de trouver l’erreur…

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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