La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Les arts du possible (1)
| 02 Août 2017

Qu’il est parfois difficile de s’y retrouver dans la paternité des citations ! « La politique est l’art du possible » est attribué à Otto von Bismarck (1815-1898) ou à Léon Gambetta (1838-1882), tandis que la variante plus développée, affirmant que « la politique est l’art de rendre possible ce qui est nécessaire », a été placée dans la bouche ou sous la plume de personnages aussi variés qu’Armand Jean du Plessis, Cardinal de Richelieu (1585-1642), Antonio Cánovas del Castillo (1828-1897), ou même Jacques Chirac (1932—)… Parce qu’ils sont également des « arts du possible », la littérature, le cinéma et la BD auraient-ils alors quelque chose à voir avec la politique en ce sens ? Bien que notre modernité admette couramment le syntagme de « science politique », cette discipline relève des « arts du gouvernement » plutôt que du savoir scientifique, nécessaire et certain. Le « nécessaire » est en effet « ce qui ne peut être autrement » [1], alors que les choses que traitent la politique ou les autres arts sont seulement « possibles », c’est-à-dire que leurs réalisations pourraient être autrement qu’elles ne sont. Contrairement aux prévisions du physicien évoluant dans l’univers newtonien [2], celles du politicien sont toujours sujettes à caution et doivent sans cesse être réformées en fonctions de circonstances particulières, qui peuvent surgir de manière imprévisible. Les mouvements de la liberté ne sont pas ceux de la chute des corps dans le vide : les lois des hommes n’ont pas la régularité de celles de la nature, et si — comme en rêve une certaine technocratie — on tente de donner aux premières la rigidité des secondes, ce n’est pas une science que nous obtiendrons, mais un nouvel arbitraire, celui de l’autoritarisme.

Contrairement à la science, la politique relève de l’opinion et non de la vérité. Néanmoins, lorsqu’elles sont le fruit d’habitudes et de coutumes profondément ancrées, les opinions prennent le masque du « vrai », et ceux qui les portent acceptent difficilement la contradiction. En visant la nécessité de la science, la politique se transforme en quelque chose d’autre ; elle se sclérose et tend à engendrer une structure administrative sourcilleuse, dont le souci premier est d’éviter toute irruption du possible, toujours susceptible d’apporter des nouveautés dangereuses. L’art du possible n’existe alors plus, se muant en une mécanique du nécessaire, cherchant à nier ce qui fait l’essence même du politique, la vie en commun.

© Éditions Delcourt, 1995 — Lebeault

Tel est le thème de la série de Fabrice Lebeault intitulée Horologiom (7 tomes, Delcourt, 1994-2014), présentant un univers kafkaïen dans lequel les individus sont tous munis d’une clef en forme de cœur qui, régulièrement remontée, permet de faire disparaître les instincts, les passions ou les sentiments. Dans ce monde bureaucratique, aucune surprise ne semble possible, la mécanique robotique des autorités — le « Grand Rouage » — n’admettant pas d’exception et étant réglée comme une horloge. Pourtant, l’irruption d’un « homme sans clef » va bouleverser l’ordre immuable de la ville d’Horologiom : cet être libre, capable d’ouvrir à nouveau l’horizon des possibles, devient l’espoir d’une résurgence du politique véritable au sein d’un univers qui était parvenu à l’abolir…

Cependant, être en dehors de la nécessité ne signifie pas pour autant que l’on tombe dans le pur arbitraire, car le champ infini de la possibilité peut se trouver ordonné et hiérarchisé par celui de la probabilité. Même dans les opérations de la liberté, des constantes peuvent être découvertes, étudiées par des disciplines comme la sociologie, tous les hommes de l’art utilisant des techniques capables d’orienter le possible afin de le soumettre à leur volonté. Parallèlement au Traité de la peinture d’Alberti (publié en 1511) qui faisait entrer la régularité géométrique dans la représentation esthétique, la Renaissance a donné avec Le Prince de Machiavel (publié en 1532) l’un des ouvrages les plus connus sur les règles de l’art de gouverner. Il est néanmoins toujours surprenant de voir que certaines de ces techniques, dont des générations de dirigeants ont usé ou abusé au cours du temps, continuent aujourd’hui de fonctionner à merveille. Elles sont en effet si connues qu’elles pourraient paraître éculées et inopérantes, la littérature, le théâtre ou encore le cinéma en ayant démonté les stratagèmes.

La BD a aussi largement contribué à mettre au jour les différents procédés de domination, touchant, en tant qu’art populaire, un vaste public. Mandryka par exemple met en évidence la crédulité des peuples dans une des aventures potagères du Concombre masqué, Comment devenir maître du monde (Dargaud, 1980), publiée après la révolution iranienne. Interviewé par un journaliste venu le voir dans son « cactus blockhaus », le cucurbitacé révèle comment il a troqué ses habits de dictateur impopulaire contre ceux de prophète inspiré et vénéré, lui permettant de devenir « un des maîtres du monde » (mais pas le seul, car « ils sont légion »).

Comment devenir maître du monde © Mandryka — Dargaud 1980

En tant qu’art, la politique cherche à dominer les vicissitudes indéterminées de la vie en commun afin d’en réguler le cours. Bien qu’il ne soit pas une science exacte, cet « art du possible » permet tout de même la prévision, celle-ci étant indispensable, car toute action se doit d’anticiper ses conséquences. Le rôle du politicien — dans son acception la plus noble — est de semer au présent les graines du futur qu’il veut voir advenir, mais il doit toujours être conscient que celles-ci ne donnent pas forcément les fruits qui étaient souhaités, et donc être capable de sans cesse remettre en question ses certitudes. Ne pas le faire conduit souvent à refuser de voir le réel tel qu’il est — nous l’avons bien constaté lors d’une récente campagne électorale — et ainsi s’enfermer dans une attitude sectaire, figée dans ses a priori. Cela conduit nombre de responsables politiques nationaux et internationaux à ressembler au portrait que Goscinny faisait des devins : « si certains visionnaires ont une idée raisonnable de ce que l’avenir peut apporter, en général ils disent n’importe quoi ! Bref, ce sont des charlatans qui vivent de la crédulité, de la peur, de la superstition des hommes » [3]. Je ne vise personne, il y en a trop…

Être un authentique « visionnaire » suppose en effet que l’on ait une « vision », c’est-à-dire un véritable « projet », terme dont le sens s’est quelque peu affadi aujourd’hui pour ne plus signifier que « programme ». Nous avons vu dans notre précédente chronique que chaque individu se trouve embarqué dans une situation qui le précède et le dépasse, dans laquelle il peut s’engager, au sens fort du terme. Cet engagement est une manifestation forte de la liberté, qu’il ne faut pas confondre avec le libre arbitre, simple capacité de choix entre différentes actions possibles. La liberté est une véritable expression de l’individu, lorsque celui-ci cherche à projeter sur la réalité sa propre vision du monde, l’interprétation qu’il en fait. La situation dans laquelle l’individu se trouve embarqué ne peut donc prendre sens qu’à partir du moment où s’élabore un « projet fondamental », selon la formule de Sartre, qui constitue un dépassement absolu de soi, car, « être homme, c’est tendre à être Dieu » [4]. Mais ce n’est pas parce qu’une décision vient d’en haut qu’elle devient nécessaire et divine, et « tout le monde peut pas être sorti de la cuisine à Jupiter » [5]. Accepter de n’être qu’un homme de l’art plutôt que le détenteur d’une vérité absolue suppose aussi un brin de modestie, que les propos des courtisans ou autres thuriféraires ont tôt fait de faucher…

En d’autres termes, être un « visionnaire » consiste à créer le projet d’une autre réalité, une vision complète d’un monde nouveau qui possède une forte cohérence interne. Semblable au Dieu de Leibniz qui, face à l’infinité des mondes possibles, créait le meilleur de ceux-ci, l’homme est un producteur de monde, et revêt en cela quelque étincelle de « divinité », non au sens théologique, mais au sens où il est un créateur de nouveauté. La politique se révèle alors similaire à l’activité de l’artiste, car tous deux explorent cet « art du possible » qui n’est rien d’autre qu’une « manière de faire de mondes » [6]. Il ne peut cependant y avoir « monde » qu’à partir du moment ou les possibles sont organisés entre eux selon un principe de cohérence, permettant de construire un univers véritable, c’est-à-dire un ensemble organique dans lequel chaque partie prend sens par rapport au tout [7]. Une suite de décisions ne constitue pas une politique, pas plus qu’une suite d’image ne fait une BD…

© Éditions Casterman/Peeters et Schuiten

Cette volonté de faire monde, propre à l’artiste et au « visionnaire », est particulièrement notable dans la série des Cités obscures (Casterman, 1983-2008), de Benoît Peeters (scénario) et François Schuiten (dessin). Afin de construire un univers qui a toutes les apparences du réel, ils doublent les 11 albums de la série par un foisonnement de publications annexes, parfois en des tirages très limités comme L’Encyclopédie des transports (Casterman, 1988, 800 ex.). On y trouve, sur le modèle du Guide Vert Michelin, le Guide des cités (Casterman, 1996), mais aussi des publications sous la forme de journaux (L’Écho des Cités, édités ensuite en album par Casterman en 1993), des cartes IGN du monde obscur, ou encore des CD de musique, comme L’Affaire des ombres (Bruno Letort, 2001, Harmonia Mundi). Un de leurs propres personnages, l’Archiviste, est même mandaté pour étudier l’ensemble des documents produits afin de déterminer si ce monde existe réellement. Celui-ci conclut : « l’univers obscur […] [possède] les traits indubitables du Réel. […] Je ne détiens aucune preuve. Mais ne pouvant proposer un seul argument décisif en faveur de l’inexistence du monde obscur, il me paraît moins déraisonnable, et pour tout dire plus honnête, d’admettre sa possibilité » [8]. Véritable univers parallèle possédant sa propre cohérence, les Cités obscures constituent un miroir déformant de notre monde, nous invitant ainsi à prendre une distance critique vis-à-vis de celui-ci. Loin d’être « obscur », ce monde met au contraire en lumière les obscurités du nôtre, les auteurs s’engageant sur les terrains politiques, éthiques ou esthétiques au travers d’une véritable exploration du possible sous toutes ses formes.

[À suivre…]
[1] Aristote, Métaphysique, Δ, 5, 1015b34.
[2] L’indétermination a aussi envahi le monde de la physique quantique, par exemple avec la formulation par Heisenberg du « principe d’incertitude » (1927). La géométrie a elle aussi abandonné l’idée de vérité absolue avec ses variantes non euclidiennes : un triangle n’a pas les même propriétés dans l’univers géométrique d’Euclide (IVe-IIIe siècles av. J.-C.) que dans celui de Lobatchevski (1792-1856) ou de Riemann (1826-1866).
[3] Le devin (vol. 19 des Aventures d’Astérix, dessin d’Uderzo), Hachette, 1972, p. 9.
[4] Sartre, L’Être et le néant, IV, II, I, Tel-Gallimard, 1986 [1943], p. 612.
[5] Coluche, Le clochard analphabète, 1977. Heureusement, nous sommes en France particulièrement bien lotis : après Nicolas qui, selon Carla, avait « cinq ou six cerveaux remarquablement irrigués » (Carla et Nicolas. La véritable histoire, de Y. Azéroual et V. Bénaïm, Moment, 2008, p. 25), Jupiter est, pour Brigitte, « un chevalier, un personnage d’une autre planète qui mêle une intelligence rare à une humanité exceptionnelle. Tout est à la bonne place dans sa tête. C’est un philosophe, un acteur devenu banquier et homme politique, un écrivain qui n’a encore rien publié » (entretien avec Brigitte Macron, Paris Match, 13/04/2016).
[6] Pour reprendre le titre de l’essai de Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Gallimard-Folio, 2006 [1978]. Goodman considère que ce que l’on nomme « monde » n’est pas la réalité, mais une construction faite de mots et de symboles. La science et la fiction sont ainsi des manières différentes de faire des mondes. Elles n’ont pas le même statut, mais ne s’opposent pas ni se hiérarchisent pour autant, car elles ne mettent pas en jeu les catégories du vrai et du faux. Les mondes produits par les artistes et les scientifiques — auxquels nous pouvons ajouter ceux des hommes politiques — proposent donc des vérités différentes, qui toutes sont possibles — sans pour autant être également probables —, chacune apportant une connaissance utile aux hommes, bien que de nature différente.
[7] Le « nouveau monde » qui serait désormais celui de la politique française, dont on nous rebat les oreilles à longueur de journée, est bien loin de l’idée de « monde » que nous évoquons ici. Sans doute parce qu’y manque — en tout cas pour l’instant — un véritable projet.
[8] L’Archiviste, Casterman, 1987, p. 46.

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