La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Descartes à la plage
| 19 Juil 2016

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Ah, les plaisirs de la plage ! Vous étiez en train de jouer entre copains au beach volley quand la combinaison d’une passe puissante mais maladroite et d’une bourrasque soudaine fait voler le ballon dans l’eau, à quelque distance du rivage. L’émulation s’empare des deux équipes : celle qui récupèrera le ballon aura le prochain service, à moins d’ailleurs que la partie ne se transforme en match de water-polo. En tout cas c’est clair : il faut aller récupérer ce ballon avant les autres !

Les capitaines des deux équipes s’élancent. Alice, pour les Bleus, est fluette mais sportive ; elle vous court un cent mètres en douze secondes, disons seize sur le sable moelleux de la plage, et nage cinquante mètres en quarante secondes, ce qui n’est pas si mal. Basile, pour les rouges, est un véritable athlète. Son poids le handicape beaucoup sur ce sable où il s’enfonce, et il mettra bien trente secondes à courir cent mètres, mais il nage comme un dauphin (il a même été classé nationalement) et traverse un bassin de cinquante mètres en vingt-cinq secondes.

La plage, à cet endroit, est orientée sur un axe Est-Ouest, avec la mer au Nord (nous sommes en Normandie). Le ballon s’est posé sur l’eau, à 10m au large et déporté de 20m sur la droite des joueurs. Alice et Basile partent du même endroit, situé à 10m de la mer. Lequel des deux arrivera le premier au ballon ?

Visualisons les deux capitaines en train de se précipiter en direction du ballon. Puisque ce dernier est à vingt mètres des joueurs vers le large (donc vers le Nord) et à vingt mètres vers la droite (donc vers l’Est), Alice et Basile partent en diagonale vers le Nord-Est, d’abord en courant puis en nageant. Ils parcourront la même distance sur le sable et dans l’eau. Calculer la distance en question – la diagonale d’un carré de 10m de côté – n’est guère compliqué si l’on se souvient du vieux poème célébrant notre ami Pythagore : Le carré de l’hypothénuse / Est égal si je ne m’abuse / A la somm’ des carrés / Des deux autres côtés. En l’occurrence, il faut courir puis nager sur une même distance de 14m15 environ.

Faisons une petite règle de trois : si Alice court 100m en 16 secondes, son temps pour ces 14m15 sera égal à 16s x 14m15 / 100m = 2 secondes un quart. Si vous êtes comme moi, vous avez du mal à faire ce genre de calcul d’instinct. Pour s’aider à trouver la bonne formule, on peut se demander comment une augmentation de chaque quantité en jeu ferait augmenter ou diminuer le résultat final; on multipliera par cette quantité si elle fait augmenter le résultat, on divisera par elle si elle le fait diminuer. Si Alice courait le cent mètre en plus de temps que ces 16 secondes, son temps final serait plus élevé, donc on multiplie par les 16 secondes ; si elle courait plus de 100m en seize secondes, son temps final serait plus faible, donc on divise par 100m ; enfin si elle devait courir plus que 14m15, son temps se rallongerait également, donc on multiplie par cette quantité.

Une autre indication essentielle est donnée par les unités : nous multiplions des secondes par des mètres puis nous divisons par des mètres ; il nous reste des secondes, ce qui est bien ce que nous cherchons à calculer. C’est un signe, sinon une preuve, que notre formule est la bonne.

Nous pouvons ainsi calculer les temps de course et de nage des deux capitaines. Tous calculs faits, les performances nautiques exceptionnelles de Basile lui donnent l’avantage malgré sa faiblesse à la course, et il récupérera le ballon le premier, en un peu plus de onze secondes, avec deux secondes d’avance sur Alice. Simple, non ?

Simple, mais faux.

En effet, nous avons supposé qu’Alice et Basile se précipitaient en direction du ballon. Ce n’est pas ce qu’ils devraient faire. Alice, par exemple, sait qu’elle est bien meilleure, toutes proportions gardées, à la course qu’à la nage. Elle pourrait donc décider de courir le plus longtemps possible, en traversant la plage en diagonale jusqu’à se retrouver à la limite du rivage, juste en face du ballon ; elle n’aurait plus ensuite qu’à nager sur dix mètres (on ne peut pas faire moins) pour atteindre ce dernier. Basile, à l’inverse, nage bien mieux qu’il ne court sur ce terrain : il pourrait envisager de partir droit vers le nord, courant sur dix mètres (on ne peut pas faire moins) pour rejoindre la mer, puis de nager en diagonale vers le ballon. Ainsi, Alice ne nagerait qu’un minimum et Basile ne courrait qu’un minimum.

Dans ce cas, Alice devrait courir 22m30 puis nager 10m, ce qu’elle ferait en 11 secondes et demi environ ; Basile devrait, lui, courir 10m puis nager 22m30, et prendrait cette fois près de 3 secondes dans la vue !

Un calcul un peu plus compliqué, donc… mais, surtout, encore faux. La stratégie précédente, par rapport à une  course directe vers le ballon, ferait gagner deux secondes à Alice ; mais elle en ferait perdre près de trois à Basile, qui ne l’adoptera donc certainement pas. Quant à Alice, cette solution lui fait tout de même parcourir une distance totale de 32m30 au lieu de 28m30 ; elle ne serait pas mécontente de rogner un peu.

Quelle est donc la meilleure stratégie possible pour Alice et pour Bob ? Pour la trouver, il faut d’abord caractériser la famille de toutes les trajectoires intéressantes parmi lesquelles choisir. On ne va pas faire n’importe quoi, tourner en rond, partir du mauvais côté. Toute trajectoire sensée devrait courir en ligne droite vers un certain point de la rive, puis nager en ligne droite de ce point vers le ballon. Ce qui peut varier, c’est la position de ce point sur la rive : il peut être au nord du point de départ (la précédente trajectoire de Basile), ou bien juste au sud du ballon, vingt mètres à l’Est (la précédente trajectoire d’Alice), ou encore situé à dix mètre à l’Est (traversé par la trajectoire directe vers le ballon). Avec un petit effort de calcul, on peut exprimer le temps de parcours d’un joueur en fonction de la position de ce point, en utilisant les autres distances données ainsi que les vitesses de course et de nage du joueur. On peut ainsi représenter une courbe montrant le temps de parcours associé à chaque point de la rive par lequel passe la trajectoire, et on cherche quel est le temps le plus court sur cette courbe. On en trouvera certainement un, car si on faisait bouger le point de la rive visé vers l’Ouest ou loin vers l’Est, le temps de parcours augmenterait arbitrairement: il y a donc au moins une cuvette dans cette courbe, un point autour duquel elle remonte des deux côtés (il pourrait même y en avoir plusieurs, mais en l’occurrence on peut se convaincre qu’il n’y en a qu’un).

Etude faite, on trouve qu’Alice obtient son meilleur temps si elle vise non pas le point de la rive situé en face du ballon, mais un point situé environ deux mètres à gauche ; elle rejoindra le ballon en onze seconde trente centièmes. Basile, lui, devrait viser un point situé encore quatre mètres plus à gauche, pour courir un peu moins qu’Alice sans trop allonger sa trajectoire ; il atteindra le ballon en onze secondes. En théorie il coiffera donc Alice au poteau, mais dans la pratique on peut s’attendre à une belle empoignade entre les deux.

C’est mignon tout ça, mais quel intérêt ? Eh bien il se trouve que la nature nous donne un exemple éclairant, c’est le cas de le dire, de cette situation. Nous sommes tous familiers du phénomène de réfraction, qui fait apparaître brisé un bâton planté dans l’eau ou le faisceau d’une lampe de poche allumée au-dessus d’une piscine. Ce phénomène, connu à Bagdad depuis l’an 400 de l’Hégire, a aussi été étudié par Descartes, et il existe une très jolie formule reliant les angles d’incidence et de réfraction d’un rayon lumineux passant d’un matériau à l’autre, par exemple de l’air vers l’eau, en fonction des vitesses respectives de la Lumière dans les deux milieux.

Pourquoi cela se produit-il ? Eh bien parce que, entre deux points, la lumière parcourt non pas exactement le plus court chemin, mais celui qui rend son temps de parcours total minimal. Or il se trouve que la lumière ne va pas à la même vitesse dans l’air et dans l’eau. Un rayon lumineux se trouve donc exactement dans la même situation qu’Alice et Basile : il n’a pas forcément intérêt à aller tout droit pour arriver plus tôt. Il se brisera plutôt, changeant d’orientation, tout comme leurs trajectoires. N’est-ce pas, finalement, lumineux ?

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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