“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.
Nous avons découvert la semaine dernière l’arithmétique Shadok dans laquelle deux et deux font cinq (entre autres). Il y a de quoi être légitimement fier ; mais le travail n’est malheureusement pas fini. Car il se trouve que les mathématiciens sérieux avaient vu venir le coup et, afin d’éviter d’être pris pour des Shadoks, ont adjoint aux nombres entiers naturels quelques axiomes supplémentaires et fort contrariants dont nous n’avons pas encore parlé.
Un premier axiome impose que si deux entiers ont le même successeur, alors ils sont égaux. Si nous voulons être de bons citoyens et que nous ajoutons cet axiome à notre théorie Shadok, alors vu que 4 (qui est le successeur de 3) est égal à 5 (qui est le successeur de 4), nous devons maintenant en déduire que 3=4 ; et de proche en proche, que 2=3, 1=2, et 0=1. Aïe : il ne nous reste à présent plus qu’un seul nombre entier, zéro lui-même, ce qui est tout de même un peu léger ; même un Shadok y verrait sans doute problème.
Mais il y a pire ; car un autre axiome fort répandu énonce clairement que zéro n’est le successeur d’aucun nombre (aucun, donc y compris lui-même). Or, nous venons de prouver que 0=1=S(0), donc que 0 est son propre successeur, ce qui est contradictoire. Certes, il n’y a aucune loi qui nous empêche d’ajouter des axiomes contradictoires à une théorie ; le problème, c’est que dans ce cas on peut prouver à peu près tout et son contraire, ce qui fait que la théorie ne nous sert strictement plus à rien. Voilà qui est fâcheux.
En résumé, supposer que 2+2=5 dans le cadre des théories usuelles des nombres entiers naturels ne nous conduit nulle part ; pour conserver notre théorie Shadok telle quelle, il nous faut donc accepter d’entrer en dissidence en refusant ces axiomes, en particulier le premier puisque, pour tout Shadok digne de ce nom, 3 et 4 ont le même successeur qui est 4. Ce n’est pas un drame en soi (il existe d’ailleurs déjà des théories des nombres dissidentes, dites non-standard) ; mais tout de même, on se sentirait moins seuls avec un peu de reconnaissance officielle. Que pourrions-nous donc faire ?
Une première idée qui vient à l’esprit, c’est de sortir du cadre étriqué des nombres entiers naturels, qui ne considèrent que zéro, 1 et tous les nombres positifs. Si nous considérons les nombres entiers dits relatifs, qui contiennent aussi les nombres négatifs -1, -2 et tous les autres, alors il n’y a rien pour interdir à zéro d’être le successeur d’un nombre entier. Si nous ajoutons notre axiome 2+2=5, il n’introduit plus de contradiction en soi ; mais on en déduit encore – du fait que 4=5 – que tous les nombres entiers relatifs sont égaux à zéro, ce qui manque clairement d’intérêt. Zut.
Mais attendez voir, il me vient une idée : s’il s’agit vraiment de raisonner en Shadok, autant le faire jusqu’au bout. Or Rouxel nous donne un élément que j’avais mentionné en passant la semaine dernière, mais sans en mesurer la véritable portée : quand un Shadok compte jusque à quatre, cela lui fait pondre un œuf. Autrement dit, pour un Shadok, deux et deux font n’œuf. Oui, j’ose, et j’assume, parfaitement.
Allons-y gaiement, donc. Si 2+2=9, on en déduit que 4=9, 5=10, 6=1, et même 4=-1 et 5=0 ; mais 0 et 1 ou 2 ne sont plus nécessairement confondus entre eux, ce qui est plutôt bon signe. Et de fait, si deux et deux font neuf et non plus cinq, nous obtenons une arithmétique Shadok un peu différente de la précédente mais, cette fois-ci, parfaitement en règle avec les autorités. Les nombres, comme précédemment, y sont 0, 1, 2, 3 et 4 ; 9 et -1 sont des synonymes de 4, et 5 un synonyme de zéro ; et la table d’addition s’écrit maintenant 1+1=2, 2+2=4, 3+3=1, 4+4=3, 3+2=0…
Cette nouvelle arithmétique Shadok (aussi appelée arithmétique modulo 5) n’est certes pas d’emploi fréquent pour nous humains ; mais nous en utilisons souvent d’autres qui lui ressemblent. Pour la grande aiguille d’une horloge, cinquante-cinq plus dix vaut cinq, et soixante est égal à zéro. Les musiciens utilisent une arithmétique des intervalles dans laquelle ajouter une tierce majeure (4 demi-tons) à un La (9 demi-tons au-dessus du Do) donne un Do dièse (1 demi-ton au-dessus du Do), et où donc 9+4=1. Cette même arithmétique modulo 12 gouverne aussi la petite aiguille de l’horloge, puisqu’entre neuf heures (du matin) et une heure (de l’après-midi) il s’écoule quatre heures. Une telle structure cyclique de nombres est elle-même un exemple d’un concept mathématique puissant et abstrait, que l’on appelle le groupe fini.
Cet imposant monument, que nous n’avons vraiment pas le temps de visiter aujourd’hui, marquera donc la fin de notre petite promenade hors des chemins balisés du dogme et des monotones autoroutes de la certitude.
À la semaine prochaine !
Yannick Cras
Le nombre imaginaire
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