“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.
Après une absence dont il vous prie de l’excuser, votre chroniqueur revient avec un œuf de Pâques à déguster d’urgence. La vulgarisation mathématique, on l’a dit, est un art difficile, et s’y engager – surtout quand on n’est pas soi-même un professionnel du domaine – un exercice d’humilité continu. D’un côté, bien des auteurs dotés d’une grande compétence technique mais pas nécessairement d’une fluidité expressive mémorable ne réalisent même pas à quel point ils perdront leurs lecteurs au bout de deux lignes et trois équations ; à l’opposé nous trouvons des journalistes, philosophes ou littérateurs au style irréprochables issu des meilleurs ateliers d’écriture créative qui n’auront guère de scrupule à raconter, de fait, tout et n’importe quoi sur tout et n’importe quoi – la physique quantique ou le premier théorème d’incomplétude de Gödel par exemple.
Aussi, quand on a le bonheur de tomber sur un grand vulgarisateur, il ne faut pas bouder son plaisir. Nous avons déjà cité ici George Gamow, Martin Gardner ou Douglas Hofstadter ; est sorti récemment en français un ouvrage du mathématicien américain Jordan Ellenberg qui se hisse à leur niveau, et qui devrait faire l’objet d’une ordonnance littéraire à tout élève de l’ENA ou parlementaire, bizuth ou non.
Intitulé How not to be wrong en VO, ce livre a été publié ici sous le titre délicieux – et à mon sens bien meilleur – L’Art de ne pas dire n’importe quoi (un grand bravo à la traductrice, Françoise Bouillot). Sous-titre : ce que le bon sens doit aux mathématiques (éditions Cassini, 2017). Soyons clairs : je l’ai acheté il y a quelques jours, je le dévore, je ne l’ai pas encore fini. Mais ce que j’en ai lu vaut, à soi seul, bien plus que les 20 euros que le bouquin vous coûtera.
Si vous êtes familiers de cette chronique, vous retrouverez dans ce livre quelques thèmes que nous avons abordés ensemble : les pièges des pourcentages, ceux de la statistique, les manipulations de nombres par les politiciens, les biais (conscients ou inconscients) de raisonnement, les promesses sincères ou fallacieuses de l’intuition. Vous en découvrirez comme je l’ai fait des aspects nouveaux, surprenants, profonds, servis par une langue vive, primesautière, drôle, parfois impertinente, mais jamais au détriment de la rigueur sous-jacente. Au-delà, l’auteur nous emmène avec gentillesse et fermeté vers des sujets bien plus ardus – celui des p-valeurs en statistique, par exemple, que je n’ai jamais abordé ici faute d’avoir compris qu’on pouvait le présenter aussi simplement (ou, plus vraisemblablement, faute de l’avoir assez bien compris moi-même).
Qu’apprendrez-vous dans ce livre ? Par exemple que la courbe de suéditude n’est pas une ligne droite ; qu’il vaut mieux blinder les avions de guerre là où ceux qui reviennent ne présentent pas d’impact de tirs ; que la lecture d’entrailles de mouton appliquée aux prédictions économiques vous donnera un résultat publiable, répondant aux critères scientifiques établis, environ une fois sur vingt ; que, selon une étude qui fit grand bruit, en 2048 tous les hommes états-uniens mais seulement 80% de leurs compatriotes noirs seront obèses ; que le Dakota du Sud présente un des plus fort taux de tumeurs cérébrales alors que son voisin du Nord présente l’un des plus faibles sans qu’il y ait la moindre différence réelle entre eux.
Certes, s’il faut chercher la petite bête, on pourra constater que l’auteur est très américain et que toutes ses anecdotes n’offrent pas le même sel au lecteur français ; vous en apprendrez peut-être davantage que vous ne le souhaiteriez sur le basketball universitaire ou la politique intérieure US. Mais qu’importe : au-delà des histoires drôles, surprenantes et marquantes dont le livre abonde, son propos est, lui, universel. Il nous rappelle en termes simples à l’exigence de bon sens, au refus des idées toutes faites et des nombres prémâchés, à la curiosité dont ne devraient jamais se départir non seulement les scientifiques mais aussi les citoyens.
Laissons le dernier mot à Ellenberg : « Diviser un nombre par un autre, ce n’est que du calcul ; savoir ce que vous devez diviser par quoi, ça, c’est des mathématiques ». À elle seule, cette maxime mérite l’achat du livre.
Bonne lecture, donc !
Yannick Cras
Le nombre imaginaire
0 commentaires