“Courrier du corps” : la mise en scène de soi caractérise le monde 2.0. où chacun est tour à tour corps montré et corps montrant. Que nous disent ces nouvelles représentations de l’usage que nous faisons de nous-mêmes ?
D’abord, le nom est bien trouvé. Le périscope est ce qui permet littéralement d’embrasser tout l’horizon, de le circonscrire d’un coup d’oeil rotatif. Totalitaire, il possède en outre de super pouvoirs : avec lui, nous dit le dictionnaire, on observe “par-dessus un obstacle des objets inaccessibles à la vision directe”. Deuxio, l’imaginaire du périscope est un peu celui du sous-marin. Planqué dans une boîte en fer, on peut se livrer aux délices du voyeurisme comme dans les dessins animés de la Warner, sans parler de la forme phallique de l’engin : la pulsion scopique est de sortie.
Vous ne trouverez pas Periscope sur Internet, ou si peu. C’est une application développée par et liée à Twitter, qui permet à chacun de diffuser en direct les images que capte la caméra de son smartphone, c’est-à-dire d’être une télé. Une fois connecté à Periscope, vous vous abonnez à vos amis qui y sont déjà, soit à peu près personne. L’application vous indique donc naturellement que “personne que vous suivez n’est en DIRECT”. Elle vous propose en revanche les periscopages (?) les plus récents de ceux à qui vous êtes abonnés. Par exemple, le célèbre commissaire et critique d’art Hans Ulrich Obrist interviewe très régulièrement des artistes sur Periscope : si vous ne trouvez pas son “émission” en direct, vous pouvez encore la consulter quelques heures après. Chacun règle la demi-vie de ses videocast comme il l’entend. Vous pouvez aussi diffuser (à la terre entière, ou seulement à quelques élus) mais la plupart du temps, vous allez juste passer la tête par le trou de la serrure et mater ce que les autres exhibent. Periscope vous propose une mappemonde indiquant le nombre de connectés.
Assez vite, vous constatez que le plus grand nombre de periscopeurs se trouve en Turquie. Normal, nous confirme une amie turque : comme twitter, l’app est devenue une alternative à la propagande d’Erdogan, puisqu’on peut montrer en direct aux
autres ce qu’on voit. Ceci dit, on y trouve généralement plutôt des mecs en train de dragouiller (on ne peut pas être politique toute la journée), de même apparemment qu’aux Émirats Arabes Unis, autre grand lieu de periscopage. Là, on est souvent en voiture. Des hommes parlent, on ne comprend rien. Parfois, quand ils voient votre pseudo s’afficher, on entend celui-ci lu avec des accents variés, précédé d’un “hello” anglais. On répondrait volontiers, malheureusement, on ne lit pas l’Arabe et pas non plus donc le nom de nos interlocuteurs. Mais on peut toujours laisser des traînées de petits coeurs pour dire qu’on aime ce qu’on voit, en tapotant l’écran.
Dans les pays dont on cause le sabir, on se retrouvera plus souvent confronté à des ados en rut qu’à des reporters en herbe, à moins de considérer, peut-être à juste titre, que l’exploration de ses désirs et de ses limites est une forme de reportage : embedded en soi-même. Un des jeux favoris ici consiste à demander aux followers ou aux inconnus de passage de poser des questions. Les ados sont généralement en position adolescente (couchés). Certains se montrent, Lolitas et Lolitos jouant la comédie de l’innocence. Souvent ils se cachent. On voit ainsi les cheveux d’une jeune fille qui a perdu Bilal : “Oh Bilal, répond… Il a bougé ou non ?” Pénible sentiment de violer des intimités, des psychologies. Une autre cam diffuse une chambre totalement noire au fond de laquelle on voit une portion de dessin animé sur un écran. Bruits de reniflement. Il ou elle pleure ou est enrhumé, on l’ignore, ça se calme. Dans la box de discussion, un certain Mehdi écrit “Montre ta tête” puis “Oh montre ta tête”. En vain.
Plus loin, une pré-ado tchatte avec des inconnus, elle est allée sur le live d’un garçon mais qui ne parlait pas, elle est donc revenue bredouille et déçue, lui explique-t-elle en riant. À défaut de parler, il lui écrit apparemment, c’est toujours ça. Un certain @pzpzz entreprend de troller le tchat en version pornographique. La gamine déchiffre tous les messages à voix haute, kilomètres de bites compris, dit “ta gueule” avant de bloquer le fâcheux. Comme si de rien n’était, elle continue de rire et de discuter avec les autres periscopeurs. Le monde tout entier, visiblement, tient dans sa main et lui appartient.
Éric Loret
Courrier du corps
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