L’art peut-il et/ou doit-il nous parler du temps présent ? Les artistes ont-ils vocation à être les révélateurs des questions à l’œuvre dans nos sociétés et des enjeux afférents ? La question est ancienne et toujours d’actualité. Je n’entends pas y répondre dans ce Bentô, mais il me paraît intéressant d’observer comment théâtre, littérature et cinéma, en France, semblent aujourd’hui s’en emparer, et ce de façons fort différentes. Ne généralisons pas mais prenons pour exemple trois sujets très en vue de l’actualité culturelle de cette rentrée.
Rentrée littéraire, tout d’abord, avec le livre qui fait le plus couler d’encre et de salive : Un amour impossible, de Christine Angot. Nombre de consœurs et confrères saluent à juste titre un livre important, que je considère pour ma part comme le retour de l’auteur de L’Inceste dans la zone la plus passionnante et la plus dangereuse de son travail : celle où elle essaie d’écrire sinon la vérité, du moins ce qui s’approche le plus possible de la vérité.
Depuis Rendez-vous, son dernier grand livre, en 2006, Angot avait hésité entre plusieurs postures, avait navigué sans les éviter entre de nombreux écueils, sans doute parce qu’elle avait été au bout de sa vérité. Ses livres suivants, comme dévitalisés, jouaient la redite, en moins fort, ou s’intéressaient à d’autres qu’elle, mais avec un intérêt moindre. Avec Un amour impossible, Christine Angot ouvre peut-être un nouveau pan de son œuvre, en abordant sa face obscure, sa mère.
Une fois encore, il ne s’agit pas de savoir si c’est de la fiction, du roman, de l’auto-fiction ou que sais-je. La seule chose qui nous importe ici est de dire que ce livre est de la littérature. En cette rentrée littéraire, nombre d’autres livres, comme ceux de Simon Liberati ou de Delphine de Vigan, interrogent ou revisitent un passé strictement autobiographique plus ou moins récent, sans que la littérature soit toujours au rendez-vous. Le monde, lui, et son état, trouve sa place dans quelques textes, mais de façon toujours très minoritaire, comme si le principal moteur de l’écriture, en France, était un je sans distance, sans sublimation.
Côté rentrée théâtrale, la cloche a sonné à La Colline, mercredi 2 septembre, avec la première représentation des Géants de la montagne, de Pirandello, dans une mise en scène de Stéphane Braunschweig. Mon propos, ici, ne concernera pas le travail de mise en scène à proprement parler, mais le choix de ce texte par ce metteur en scène, par ailleurs patron d’institutions depuis vingt-deux ans, d’Orléans à La Colline, en passant par le TNS.
Dans cette pièce, inachevée pour cause de mort de son auteur, en 1936, on découvre une troupe de théâtre en déshérence, dont l’égérie, Ilse, veut à tout prix jouer la pièce écrite par un poète suicidé par amour pour elle. Mais il n’y a plus de théâtre, plus de public, et les géants, à qui ce spectacle sera proposé, massacreront toute la troupe. Du moins était-ce ainsi que Pirandello avait prévu la fin de sa pièce, mais il n’eut pas le temps d’écrire cet acte IV.
On voit bien ce qu’un homme de théâtre, dans la France de 2015, peut avoir comme motivation pour monter un texte pareil, alors que les politiques de tous bords ne font même presque plus semblant de s’intéresser à l’art et à la culture. Le problème, là aussi ancien, est que bon nombre de celles et ceux qui ont vu ou verront ce spectacle sont déjà sensibilisés à cette question du désengagement des puissances publiques de la chose culturelle. Faut-il pour autant que les plateaux de théâtre placent le monde de l’art au centre de leurs préoccupations, à l’instar de Pirandello et de ses personnages en quête d’auteur ? Ou vaut-il mieux, comme le fit Lars Eidinger, interprétant cet été à Avignon Richard III devant Manuel Valls, aller chercher le Premier ministre dans la salle pour une “spéciale dédicace” avec cette réplique : “Il faut réfléchir avant d’agir” ?
Sans doute, et c’est bien sûr le cas, ne s’interdire ni l’un ni l’autre, mais force est de constater, même empiriquement, que le théâtre français s’intéresse aujourd’hui davantage à lui-même et à ses formes qu’à la société toute entière, même si, ça et là, des compagnies, des auteurs, des patrons d’institutions cherchent à faire vivre un théâtre clairement politique, avec des fortunes diverses. Bien sûr il y a Ariane Mnouchkine, Marie-José Malis ou Catherine Boskowitz… (J’aurais pu ne pas le faire exprès, et constater que j’ai cité trois femmes. Mais ce sera le sujet d’un autre Bentô.)
Force est de constater, aussi, que les artistes étrangers invités en France nous parlent plus souvent d’un état du monde, comme le dernier festival d’Avignon le montra clairement, avec des Argentins, Lituaniens, Égyptiens, Russes ou Israéliens qui ont braqué leurs projecteurs sur des questions sociales et politiques.
Le cinéma, enfin, comme dernier tiers de ce Bentô, pour constater qu’avec le festival de Cannes, des cinéastes français ont été récompensés pour avoir choisi d’ancrer leurs films dans une réalité politique et sociale. La Loi du marché, de Stéphane Brizé, avec Vincent Lindon en chômeur en fin de droits cherchant à rester digne, et Dheepan, de Jacques Audiard, Palme d’Or avec ce film qui relate l’exil puis l’arrivée en France de trois Tamouls, et leur tentative d’insertion dans une cité montrée comme une zone de non-droit. Si Stéphane Brizé revendique un cinéma militant, éveilleur des consciences, Jacques Audiard a répété à longueur d’entretiens que Dheepan n’était pas un film politique, alors même qu’il pose la question du vivre ensemble.
En fin de compte, Audiard voudrait rester sur la question de la forme là où les commentateurs – critiques ou spectateurs – voudraient l’entendre sur la dimension sociale. Christine Angot, à bien des égards, n’a pas une posture si éloignée de celle du cinéaste, elle aussi souhaitant toujours que l’on dépasse l’anecdote personnelle pour parler de la forme. À l’inverse, au théâtre, nombre d’artistes voudraient que l’on s’intéresse au discours derrière la forme, que les spectateurs accèdent à un propos qui, malgré un désir souvent sincère, demeure parfois masqué par la forme.
On en revient donc à la question du public, des publics. Qui sont ces gens qui vont au théâtre ? Qui sont ces gens qui font du théâtre ? Qu’attend-on aujourd’hui du théâtre ? Comment le théâtre peut-il rivaliser avec la force de frappe du cinéma ? Quelles paroles peut-il porter aujourd’hui sur un plateau ? Comment faire entendre le monde sur un plateau de théâtre ? Comment faire entrer le monde sur un plateau de théâtre ?
Je vous laisse à ces questions. Une semaine n’est pas de trop pour y réfléchir.
Arnaud Laporte
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