Goutte d’Or–Barbès, quartier-monde, oxymore urbaine, marge au cœur de Paris. Enclave en mutation, exclusion et gentrification sur le même trottoir. Jamais aussi attractif que depuis qu’il a été déclaré “no-go zone”.
La première fois que j’ai lu Dora Bruder, je n’habitais pas à la Goutte d’Or. En relisant le roman aujourd’hui, j’y cherche les incursions dans le quartier. Dora et ses parents vivaient boulevard Ornano quand on les a envoyés à Drancy puis à Auschwitz, mais Modiano mentionne deux hôtels de la rue Polonceau, dans l’un desquels la famille aurait vécu au début des années 1930 [1]. Ces hôtels n’existent plus et les immeubles ont été reconstruits. Celui du 49 date de 1952, on peut imaginer que l’ancien fut détruit par les bombardement alliés qui visaient la gare du Nord en 1944, vu qu’il se trouvait sur une parcelle contiguë à celle où le Texan M. Khan ferait construire le Village Barbès après-guerre. On retrouve trace d’une demande de permis de construire en 1950 : « Prop., M. Dillard, représenté par M. Charpentier, arch., 9 rue Moncey – Construction de cinq étages (atelier, bureaux et habitation) ». Juste en face se trouve l’Arbre bleu, une structure d’accueil parents-enfants où se côtoient chaque jour en toute convivialité, nounous africaines, mamans maghrébines et même des papas dans mon genre, au milieu d’enfants de toutes religions et toutes origines.
La destruction du 32 est plus récente. Le nouveau bâtiment, construit en 2014, abrite désormais une maison relais « destinée à l’accueil de personnes à faible niveau de ressources, dans une situation d’isolement ou d’exclusion lourde ». En 1870 déjà, on trouvait à cette adresse un hôtel dont le propriétaire, un certain M. Jaffran, offrait gracieusement six lits pour le secours aux blessés militaires (d’après un bulletin de la Croix-Rouge de l’époque). À ceux qui, malgré cette coïncidence, ne croiraient pas à la survivance de l’esprit de certains lieux à travers l’histoire, il suffira de faire la liste des habitants de l’immeuble qui ont eu l’honneur des colonnes de faits divers entre ces deux dates. Dans un souci de place, je la réserve pour une autre de ces chroniques !
Car tel est le paradoxe de la Goutte d’Or : victime expiatoire des plans d’urbanisme plus ou moins heureux avec leur « béton de la couleur de l’amnésie », pour reprendre la belle expression de Modiano, elle incarne aussi ces mystérieux atavismes de quartier qui transcendent le temps, les hommes et les démolitions. La faute sans doute à son insularité topographique et à cette fatalité socio-culturelle qui en fait le refuge de tous les déshérités à travers les âges. Ici plus qu’ailleurs, « la ville d’hier apparaît en reflets furtifs derrière celle d’aujourd’hui » (Modiano). Pour le meilleur et pour le pire, la Goutte d’Or démontre la permanence de l’esprit de Paris, et que l’histoire est un éternel recommencement.
Or, le pire, ce sont ces odieuses inscriptions antisémites sur la porte d’un immeuble de la rue Ordener, le lendemain du Kippour, deux jours après la mort de Marceline Loridan-Ivens. Une porte déjà incendiée par deux fois. Relent de délation, ombre de la collaboration. Sur la carte des enfants juifs déportés établie par Serge Klarsfeld, on ne trouve aucun nom à cette adresse, mais une Suzanne Korman (14 ans) dans l’immeuble voisin. Et des adultes ? Je ne sais pas, il faudrait faire des recherches. Oubliée Suzanne Korman, oublié Dora Bruder et oublié Modiano. Ou plutôt : le quartier se souvient mais les gens oublient…
Le quartier se souvient, la rue Ordener se souvient. C’est là que le père de Sarah Kofman, rabbin d’une synagogue rue Duc, fut arrêté en juillet 1942, un mois après Dora Bruder. La grande rafle du Vel d’Hiv. La philosophe en a tiré un court récit de souvenirs d’enfance intitulé Rue Ordener Rue Labat, publié en 1994, l’année de son suicide : « les scellés étaient sur la porte. Ils étaient bien passés. À minuit. Six de la Gestapo, un par enfant. Dans leur fureur d’être venus pour rien, ils avaient […] jeté les meubles par la fenêtre. Les fauteuils et le divan de la chambre de mon père, tout avait été cassé, brisé. Ils avaient fait le vide. » Avec sa mère, elle se réfugie rue Labat (« entre les deux, la rue Marcadet me paraît interminable et je vomis tout le long du chemin »), où elle décrit les rafles : « Le quartier était plein de juifs. Presque toutes les nuits, nous étions réveillées par des cars de police venus faire des descentes. Cette fois, c’est pour nous, pensions-nous. »
Oui, le quartier était « plein de juifs » à cette époque-là. Des juifs d’Europe de l’Est, polonais et russes, réfugiés depuis la fin du XIXe siècle et qui ouvrirent des ateliers de confection dont ceux des Africains d’aujourd’hui sont les descendants. Le textile à la Goutte d’Or : héritage inconscient, patrimoine culturel qui traverse le temps et transcende les origines. Un autre atavisme urbain. En 1925, l’hôtel du 49, rue Polonceau abritait la boutique de cache-cols d’un certain Nalbandian et comptait trois tailleurs (Balder, Herrel et Pascarin). La rue Ordener en comptait quatre (Roubecovitz, Claes, Polonski et Siquier).
Après la guerre, ce furent les juifs d’Afrique du Nord, mais le constat est le même : perçu par certains comme un réduit islamiste, la Goutte d’Or a été et est encore un quartier juif. Elle est aussi un quartier juif, voudrait-on dire. Car au-delà des stéréotypes et des préjugés, la Goutte d’Or n’appartient ni aux uns ni aux autres : depuis ces premières vagues de réfugiés qui fuyaient les pogroms jusqu’aux migrants d’aujourd’hui, elle reste un quartier cosmopolite où les solidarités prennent le pas sur les différences, comme à l’époque où Sarah Kofman trouva refuge chez cette « goï » de la rue Labat qui devint pour elle une mère de substitution.
J’ai lu récemment que le rabbin de la rue Doudeauville estime que deux tiers des juifs du quartier l’ont quitté ces vingt dernières années. J’ignore si c’est vrai. Ce que je sais, c’est que des militaires sont en faction à l’entrée, qu’il n’y a plus de synagogue rue Duc, et que Chez Guichi, le fameux restaurant juif tunisien de la rue Myrha, vient de fermer…
Sébastien Rutés
(No-)go zone
[1] En réalité, pour la période, Antoine Prost (« La rue de la Goutte d’Or et la rue Polonceau entre les deux guerres », Le Mouvement social, janvier-mars 1998, N°182) compte non pas deux mais cinq hôtels et garnis dans la rue Polonceau. Il s’appuie sur l’étude de Jean-Claude Toubon et Khelifa Messamah : Centralité immigrée : le quartier de la Goutte d’Or, Paris, L’Harmattan/C.I.E.M.I., 1990.
Patrick Modiano, Dora Bruder, Gallimard, 1997
Sarah Kofman, Rue Ordener Rue Labat, éditions Galilée, 1994
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