Il y a presque cinquante ans, en septembre 1968, Mel Bochner entrait en résidence au Singer Central Research Laboratory, dit Singer Lab. Trois jours par semaine et pendant quatre mois, il prenait le train le conduisant de Manhattan jusqu’à Denville, New Jersey et rencontrait les ingénieurs, mathématiciens et physiciens du Singer Lab. Cette résidence avait été élaborée par Experiments in Art and Technology, un programme initié en 1966 par Robert Rauschenberg et par l’ingénieur Bill Klüver, et conçu par ce dernier comme un « transducteur entre l’artiste et le laboratoire industriel ». Mel Bochner y avait candidaté avec un projet intitulé Numerical Photographic Translation : il voulait traduire photographiquement une configuration numérique, c’est-à-dire, littéralement, produire une image digitale. Les ressources du Singer Lab. devaient l’y aider.
Mais, quelque temps après son entrée en résidence, les ingénieurs du laboratoire conclurent que les technologies n’étaient pas assez avancées et Bochner dut renoncer au projet. La résidence se changea alors en une conversation sans but précis et Bochner décida que les notes prises par les participants à ces échanges seraient le seul résultat de cette résidence : ce serait une transduction sans production. Les organisateurs de la résidence attendaient qu’une réalisation matérielle justifie le temps passé par l’artiste dans leurs locaux. Quand Bochner leur présenta les notes qu’il avait collectées, aucun n’accepta de les publier et la résidence de Bochner disparut de l’histoire et de la mémoire de E.A.T. Ce refus, et l’oubli consécutif de ces notes, rappelle la force du geste de Bochner en 1968 : un geste qui consiste à évincer l’objet — au point de ne plus même le produire — pour exhiber un processus intellectuel ; un geste qu’on intègre aujourd’hui sans hésiter au champ artistique en le qualifiant de conceptuel, mais qui fut alors exclu comme inacceptable.
En 2013, Sébastien Pluot reprit le geste suspendu des Singer Notes en proposant à Mel Bochner et à Michèle Didier de les publier enfin. 250 exemplaires ont été tirés (une reproduction fac-similé des Notes, suivie d’un passionnant entretien entre Bochner et Pluot). Par surcroît, une version des notes est présentée dans un classeur posé sur un socle au milieu de la galerie, à la manière de la scénographie que Bochner avait élaborée pour l’exposition Working Drawings and Other Visible Things on Paper Not Necessarily Meant to Be Viewed as Art, autre prélude à la future histoire de l’art conceptuel.
La majorité des Singer Notes ne sont pas de la main de Bochner mais des employés du Singer Lab. Pourtant, le déroulé de ce recueil choral a ceci de frappant qu’il restitue l’évolution de l’œuvre de Bochner à cette période. Entre 1966 et 1967, Bochner avait utilisé des diagrammes chiffrés pour produire des arrangements de cubes qu’il photographiait ensuite. Le projet qu’il proposa au Singer Lab. continuait ces réflexions : il s’agissait cette fois de produire une photographie directement à partir des diagrammes numériques. Les notes commencent par discuter ce projet. Elles sont marquées par le vocabulaire de la cybernétique, préoccupées d’input et d’output. Puis, le vocabulaire et l’objet des Notes changent. Leurs pages se couvrent de schémas d’utopiques « light machines » et passent en revue les différents types de lumière — phosphorescence, chaleur, photoluminescence, etc.
Mais ce qui polarise plus encore l’attention des scripteurs, c’est la couleur. Jusqu’alors, celle-ci avait été absente de l’œuvre en noir et blanc de Mel Bochner. C’est à partir de 1968 qu’elle y fait son apparition, tantôt par l’emploi (en photographie, au pastel, en peinture), tantôt par la spéculation (ainsi quand Bochner convoque les Remarques sur la couleur de Ludwig Wittgenstein). Les Notes sont le témoin de la première survenue de la couleur dans la réflexion de Bochner. Mais elles ne s’arrêtent pas là : plus loin, elles subissent un nouveau revirement, elles oublient les machines, oublient la couleur et reviennent aux chiffres et aux diagrammes, font retour vers la routine algébrique élaborée par Bochner dès 1966. Ce retour au très connu est un moyen de faire surgir le nouveau, l’objet qui occupera Bochner au cours des années qui suivirent : la mesure. Celle-ci, précise Bochner, fut évoquée à l’occasion de discussions portant sur la possibilité d’un langage commun qui restitueraient fidèlement les expériences singulières. Pour les ingénieurs du Singer Lab., la mesure, qui quantifie le réel, serait ce langage exact et fidèle : « That was their truth », confie Bochner à Pluot. Il décide alors d’utiliser cette vérité, non pour l’appliquer, mais pour la questionner : « I wanted to see if there was a way I could interject truth in their belief », dit-il. Sur les dernières pages des notes, il trace des lignes graduées, puis dessine l’idée d’une pièce dont les murs seraient parcourus de telles mesures. En 1969, à la galerie Heiner Friedrich, à Munich, Bochner accomplit le projet esquissé dans les Notes. Il fixe de l’adhésif noir le long des plinthes, des fenêtres et des portes de la galerie et indique en Letraset noir la mesure de ces rubans. C’est en inches, le système métrique américain, que Mel Bochner mesure sa Room munichoise. Un critique s’en offusqua : comment voulez-vous que je puisse vérifier si les mesures sont justes ? s’exclama-t-il en brandissant le mètre qu’il avait apporté. Certains se moquèrent du critique tatillon, Bochner le défendit : n’avait-il pas choisi la mesure comme la possibilité un langage commun ? Il fallait que ce langage soit compréhensible et vérifiable, il fallait que sa vérité soit admise pour que le doute puisse ensuite s’y glisser et qu’une question se forme : si la mesure est la traduction chiffrée de l’existence physique de la galerie, en restitue-t-elle pour autant la vérité ?
Chez Michèle Didier, Mel Bochner a transformé la seconde pièce de la galerie en Measurement : Room et, cette fois, il a utilisé le système métrique : le visiteur peut ainsi se confronter au possible langage commun que Bochner découvrit lors de sa conversation de quatre mois avec les ingénieurs de Singer, il peut découvrir le système Bochner, qui prêche le vrai pour faire jouer le doute.
Nina Leger
Arts plastiques
Mel Bochner, Singer Notes, à la galerie mfc-michèle didier jusqu’au 17 novembre 2017
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