Neuf ans d’histoire d’un mastodonte de la télévision française (1986-1994), en trois heures de représentation. Quel traitement du temps pour faire danser le mammouth – au sens où Le Clézio disait qu’il fallait, dans une fiction, faire danser l’Histoire ? Il faudrait un parti-pris décidé, du nerf, du rythme. Pendant la première heure, point de nerf, point de rythme.
Dans le matériau rassemblé, il y a pourtant du potentiel pour faire du théâtre. L’accident de Tchernobyl, l’affaire du Rainbow Warrior, l’assassinat de Malik Oussekine par les voltigeurs de Pasqua. Une brochette de journalistes typés : blonde ambitieuse, expert péremptoire, stagiaire gaffeur, reporter de guerre faraud. Tous s’agitent, au rythme des prises d’antenne et des conférences de rédaction, dans un décor – téléphones d’époque, micros vintage – dont le naturalisme semble contaminer le jeu des acteurs. La petite tribu râloche, intrigue gentiment. Les scènes se juxtaposent paresseusement dans une lumière étale et blanche. On se croirait dans une plate série télévisée. On attend le décalage.
Il arrive enfin avec l’attribution surprise de TF1 au groupe Bouygues, en 1987. Enfin du burlesque, comme servi sur un plateau. Les pros du bâtiment promettent d’être « numéro 1 sur la culture et la création » ; Patrick Le Lay donne rendez-vous aux Chorégraphies (sic) d’Orange ; Bernard Tapie, membre du comité d’éthique, mise sur la marionnette, qu’il adore. François Léotard adoube le « mieux-disant culturel ». Enfin un peu de fantaisie : les journalistes chantent en chœur le générique de Dallas. Enfin des images de théâtre : décideurs, communicants et journalistes, coiffés d’un casque orange, se trémoussent sur les Rita Mitsouko. Feu d’artifice, champagne, rideau d’entracte.
La deuxième partie tient les promesses esquissées. Exit pour de bon le tempo ramollo, place à l’allegro – et au legato : les scènes s’enchaînent à vive allure… en troublante concordance avec le vœu de Bouygues de raccourcir les sujets des JT. Ratage de la chute du Mur de Berlin (pas grave, on va mettre à la place un reportage sur l’élevage des chevaux de Camargue), virage vers une « actualité concernante » (un dossier pizza plutôt qu’un sujet sur la discrimination raciale à l’embauche), dandinements autour d’une charte déontologique visant à refuser les Rolex en or sans toutefois « pointer Poivre »… le potentiel comique des situations est pleinement exploité. Ça y est, la mise en scène se débride. Des fenêtres s’ouvrent dans la profondeur du plateau, pour des sketches et des interludes. Le premier match Tapie-Le Pen, sévèrement burné, est traité comme un dialogue de Novarina. Thomas Quillardet s’autorise à couper au rasoir dans sa documentation : l’intervention de Chirac le soir de la réélection de Mitterrand est réduit à une phrase, « je souhaite bonne chance à la France et aux Français ». On n’est pas loin des Guignols de l’info. Le lâcher-prise culmine dans un long monologue lyrique du reporter de guerre, happé soudain par le désir d’aller filmer la beauté du monde plutôt que ses misères, en Inde, à la saison de la mousson. C’est ainsi, par ses audaces plus que par son sérieux, que ce spectacle, servi par de bons comédiens – un peu bridés le soir de la première –, parvient à séduire jusqu’au bout.
JBC
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Entretien avec Thomas Quillardet, metteur en scène
À l’origine de cette création, dites-vous, il y a votre inquiétude concernant la liberté d’informer, que vous estimez menacée. En France, mais aussi au Brésil, un pays qui vous est cher. Cette conjoncture est-elle le seul moteur de votre désir ?
Mon désir initial, c’était de travailler sur les journalistes. Le direct, en télé ou en radio, c’est proche du théâtre. Quand avec mes acteurs on fait des lectures à l’italienne, en répétition, ils sont détendus, c’est dans ces moments qu’ils sont le plus justes ; quand il y a le public – quand on est en direct – c’est souvent un peu moins juste.
Et puis, la figure du journaliste m’intéresse, elle est matière à théâtre. Il y a chez les journalistes du courage et du renoncement. Le journaliste d’actualité ne peut pas être courageux tous les jours. Il traverse des moments où par flemme, par fatigue, à cause de la pression des délais ou de sa hiérarchie, il s’éteint ; d’autres matins, il va se lever avec l’envie de creuser et d’aller au bout. C’est ce mélange complexe que je voulais explorer.
Pour l’écriture de cette pièce, vous avez longuement visionné des archives de l’INA et rencontré une trentaine de journalistes. Vous êtes-vous aussi plongé en immersion dans une rédaction de chaîne télévisée ?
Hélas non, quand je me suis plongé dans l’écriture, on traversait la période de Covid dur, avec ses confinements. Toutes les rédactions étaient fermées. Ç’aurait été mon rêve, d’assister à un JT. J’ai quand même passé trois jours avec une ancienne rédactrice en chef du JT de TF1, et trois autres jours avec une cheffe d’édition de la même chaîne. Presque tout le matériau m’a donc été fourni par des récits, et des documentaires sur les coulisses de la télé.
Vous déclarez ne pas aimer les décors, ne vous intéresser qu’au décor qui joue, aux éléments dont les comédiens ont besoin. Ici, pourtant, la reconstitution est d’un réalisme très minutieux, en tout cas pour les objets qui datent une époque, comme les téléphones gris-beige.
Ce qui m’intéresse le plus au théâtre, c’est la situation et l’interaction entre les acteurs. C’est un peu embêtant pour les gens qui travaillent avec moi, à la scénographie, au son, aux costumes, aux lumières. Je suis très nul pour tout ça, je n’ai pas de vision. Je pensais qu’esthétiquement la pièce allait être plus documentaire que ça, qu’on allait reconstituer Cognac-Jay et la tour Boulogne [siège de TF1]. Mais je ne voulais pas insérer d’images d’archives, de vidéo. Si on voit la vraie Claire Chazal, le vrai PPDA, ou l’explosion d’un réacteur de la centrale de Tchernobyl, on complète moins dans sa tête. Ce parti-pris m’a obligé à tordre le réalisme. La vue de la tour Boulogne est une maquette, les acteurs passent d’un rôle à l’autre, il y a beaucoup de décalages théâtraux….
Une comédienne noire pour Anne Sinclair, un comédien noir pour Le Pen, une comédienne blonde pour PPDA, un comédien brun pour Claire Chazal, une petite brindille pour camper l’imposant Francis Bouygues. On dirait que vous avez privilégié le contre-emploi.
Le comédien noir pour Le Pen, ce n’est pas fait exprès, pas délibéré. Si ça a du sens dramaturgique, tant mieux, mais ça n’était pas pour faire le malin. Que Jean-Baptiste Anoumon joue Le Pen, je trouvais ça un peu facile, trop dans le symbole. D’un autre côté, c’est important que le récit soit aussi porté par des acteurs noirs, même s’ils n’étaient pas visibles dans les années 80. C’est bien que le théâtre rattrape un peu l’Histoire, qu’il aide à panser les blessures. Dans la pratique, j’ai distribué les rôles fictionnels, et après, avec mon assistante, on a fait un tableau : qui est disponible pour faire ça ?
Le milieu du journalisme télé n’est pas spécialement tendre. Dans Une télévision française, il n’y a pas de personnage franchement odieux, à part peut-être Patrick Le Lay, le PDG, qui distribue les « bande de cons » et les « trouducs ». Vous n’avez pas senti, dans la fiction, la nécessité de fabriquer des méchants ?
C’était dangereux. Je savais qu’avec le journalisme, j’avais dans les mains un sujet explosif. Que si j’en faisais des connards, des débiles, des flemmards, des méchants, je pouvais vite tomber dans un truc poujadiste. J’ai essayé de rester sur le fil de la complexité des personnages et du métier. Françoise est une ambitieuse mais elle est aussi une grande pro. David, qui commence stagiaire et finit présentateur, est aussi un ambitieux, mais il croit profondément en ce qu’il fait. J’ai ajouté les imprécations de Le Lay sur la fin, parce qu’Anne Sinclair m’avait raconté qu’elle s’était pris des insultes, un soir qu’elle avait invité un philosophe à son émission Sept sur sept.
Cela dit, je trouve que le spectacle est un peu lisse, un peu trop gentil. J’ai demandé aux acteurs de faire gonfler les conflits et les menaces… c’est en travail.
On se demande très vite ce qui est vrai, semi-vrai, et ce qui est inventé…
C’est un projet un peu étrange. D’un côté, des documents retranscrits de façon rigoureuse, un verbatim précis. De l’autre, des moments où je me suis permis des libertés. Je ne sais plus moi-même parfois ce qui est verbatim et ce qui est inventé dans le moment de l’écriture.
Faisons un test. La Une, avant sa privatisation, avait « un fonctionnement de bureau PTT de la troisième République ».
Inventé.
« On ne privatise pas du terroir. »
Un mot rapporté par une journaliste.
Bernard Tapie : « Il y aura une grande place pour la culture, j’adore la marionnette. »
Petite distorsion : il a dit qu’il aimait les marionnettes, je lui fais dire : « il y aura des marionnettes dans nos émissions ».
Francis Bouygues : « Dire que j’ai dépensé 6 millions de francs pour une vieille guenille… »
C’est une erreur de la comédienne au cours de la première. Les vrais mots de Bouygues, c’est : « Dire que j’ai dépensé 3 milliards de francs pour une vieille grange…» Ce que je n’ai donc pas inventé, c’est sa déception en voyant l’état de la boîte qu’il venait de reprendre : les bureaux pourris, les bandes de potes, ça fumait, ça picolait, ça jouait aux cartes… C’était, comme me l’a dit Marie-Laure Augry, une ancienne présentatrice, « la rencontre entre les saltimbanques et les géomètres ».
Après Copi, Novarina et Goldoni à vos débuts, vous avez monté un Rohmer (à partir des scripts des Nuits de la pleine lune et du Rayon vert), un texte itinérant de Cortázar, Les trois petits cochons pour la Comédie-Française. Vous butinez partout. Et vous dites : «les gens de ma génération ne se posent pas la question des barrières, des disciplines». En quoi est-ce générationnel?
Quand j’étais ado et que j’ai commencé à faire du théâtre à Sartrouville, le texte, surtout classique, avait le monopole. Je trouve que ma génération est moins scrupuleuse quant au verbatim d’un texte. Elle se cogne parfois à des façons de voir plus anciennes. Par exemple, Actes Sud a renoncé à publier le texte d’Une télévision française. Pour mon éditrice, il y a trop de copiés-collés, de trucs que je n’ai pas écrits, comme les lancements de PPDA et de Claire Chazal, on ne sait pas ce qui est vrai et ce qui est faux, ce qui m’appartient. Alors que pour moi, c’est un truc naturel de choper, de remixer.
Vous dites que vous aimez changer d’équipe à chaque fois, mais aussi travailler avec votre bande.
Oui, c’est un peu comme le Sénat, ça se renouvelle aux deux tiers tous les cinq ans. J’ai un seul critère : la sympathie des gens, je veux travailler avec gens simples, vrais.
Vous êtes donc plus proche de l’esprit Renoir (si le tournage se passe bien, le film sera bon) que de la méthode Godard-Pialat (il faut que le tournage se passe mal pour que le film soit bien).
Voilà : je veux qu’on soit heureux d’aller travailler au plateau Je dis souvent aux acteurs : je veux bien qu’on aille dans le mur, mais on y va tout doucement.
Propos recueillis par José Bernard Corteggiani
Une télévision française, texte et mise en scène de Thomas Quillardet, avec Agnès Adam, Jean-Baptiste Anoumon, Émilie Baba, Benoît Carré, Florent Cheippe, Charlotte Corman, Bénédicte Mbemba, Josué Ndofusu, Blaise Pettebone et Anne-Laure Tondu. Théâtre de la Ville aux Abbesses, 75018 Paris, jusqu’au 22 janvier.
Photos © Pierre Grobois
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