Aimer les trams. Tramways du passé, celui nommé Désir ou le “fatidique” de Claude Simon. Ceux qui ont eu leur âge d’or puis ont été bannis. Ceux qui n’ont jamais disparu. Et ceux qui ont ressurgi récemment. Des architectes roulants qui retracent la ville, de lents paysages à eux-seuls.
À l’arrêt Colette Besson, je reprends mon cabotage en tram sur le boulevard Ney. À sonder ces rivages un peu silencieux en ce jour de bruine, le long de cette rivière d’herbes, contenue et lancinante, dont les seules alluvions sont des feuilles mortes, quelques mégots et canettes. Sans savoir qui s’invite là, Colette Besson, cette athlète française médaillée d’or du 400 mètres aux Jeux Olympiques de Mexico, en 1968.
Deux haltes plus tard, rue Cesaria Evora, un jingle musical annonce l’arrêt : « Rosa Parks » ! Que fait ce nom de figure de l’antiracisme dans ce nouveau quartier baptisé Macdonald, où le tram enlace des terrasses de cafés, des boutiques, en traversant ces anciens entrepôts transformés en énormes pièces montées colorées ou grille-pains gris ? La « mère du mouvement des droits civiques » (1913-2005), en osmose avec la chanteuse cap-verdienne, n’aurait plus à refuser de céder sa place à un passager blanc comme elle le fit en 1955 dans un bus à Montgomery, en Alabama. Elle écrira : « Les gens racontent que j’ai refusé de céder mon siège parce que j’étais fatiguée, mais ce n’est pas vrai. … Non, la seule fatigue que j’avais était celle de céder. » Grâce à elle «qui s’est tenue debout en restant assise », la ségrégation dans les bus américains sera rendue anticonstitutionnelle le 13 novembre 1956. Aujourd’hui, de nombreuses femmes afro-françaises sont bien installées dans le tram, fatiguées ou berçant leurs bébés.
Mais déjà le tram s’éloigne, surgit Ella Fitzgerald (1917-1996). Que vient nous swinguer ici la First Lady of Song… Certes elle se retrouve à l’unisson du Parc de la Villette, lieu de culture et de musique. Il faut descendre à cet arrêt, emprunter la passerelle piétonne en bois qui longe les rails, au dessus du canal de l’Ourq. Pour avoir une des plus belles vues ouvertes de cette itinérance, un belvédère entre eau verte et ciel gris. Où s’élèvent les Grands Moulins de Paris, cette architecture de 1923 inspirée du modèle alsacien des minoteries du début du XXe siècle. Qui ont été transformés en bureaux par le cabinet d’architecture Reichen et Robert depuis 2009. Un tram passe, un autre le croise, mais Ella n’est pas vraiment là, même si « Ella elle l’a, comme une gaité… » On aimerait entendre « You’d be so nice to come home to… You’d be all that I could desire… »
Si on reste alertée par autant de noms d’héroïnes soudain glorifiés, c’est qu’on n’a pas encore l’habitude. Sur 302 stations de métro à Paris, une unique femme y est représentée « seule » : la communarde anar Louise Michel. Marie Curie trône avec son mari Pierre. Sur les plaques émaillées bleues des arrêts sous-terrains, sont bien égrenées les Abbesses, les filles du Calvaire, des Notre-Dame, les Lorettes, la Madeleine, et… la Muette. Sur 6 000 voies de circulation à Paris, seulement 225 portent un nom se référant à une femme.
Le choix récent de féminiser les rues de Paris, puis les stations du tram, relève d’un rattrapage lancé par Bertrand Delanoë à partir de 2001, au nom de la parité dans l’espace public, choix poursuivi par Anne Hidalgo. Osez le féminisme souhaite même que 100% des nouvelles rues et places portent des noms féminins. Bien sûr il y a des avenues et statues Jeanne d’Arc un peu partout en France, puis il eut Colette, Camille Claudel, Juliette Dodu, la passerelle Simone de Beauvoir, la place Dalida … Dans les nouveaux quartiers parisiens, on a vu se tracer des voies Marguerite Duras, Françoise Dolto, Antoinette Fouque… Simone Veil et France Gall devraient bientôt avoir leurs plaques.
Pour le tram T3, cela n’a pas été si évident, les difficiles négociations entre la Ville de Paris et la RATP ont duré plus d’un an. Résultat : neuf noms d’héroïnes du XXe siècle, sur 25 stations. Dans ce choix, deux étrangères noires américaines, et sept Françaises blanches : une actrice, une orientaliste, une résistante conseillère de Paris, une journaliste, deux aviatrices, une athlète… pratiquement toutes féministes.
Avant d’aborder la Porte de Pantin, les lignes du tram qui a quitté les Maréchaux ondulent par de plus petites rues. Dont la rue Delphine Seyrig, baptisée en 2009. La station répète aussi son nom ainsi que la résidence universitaire qui est juste devant. L’actrice (1932-1990), une belle déplantée, un peu enclavée ici, elle qui habitait un appartement blanc de la place des Vosges, vaporise sa lointaine évanescence. Son nom de Delphine Seyrig, on se surprend à l’épeler, comme Antoine Doinel, dans Baiser Volés de Truffaut, qui répète : « Fabienne Tabard, Fabienne Tabard, Fabienne Tabard… » Peut-être fait-elle chavirer les étudiants en marraine-fée surgie du Peau d’Âne de Demy. Et encore chanter : « Mon enfant, on n’épouse pas ses parents… ». Cela peut élargir l’horizon de ce bâtiment du CROUS étriqué, car planté sur un terrain très étroit, de 11 mètres sur 200 mètres de long. Une construction complexe et dense avec sa façade de cubes à l’orientation et aux tailles variées, une performance, en 2012, de l’agence d’architecture slovène Ofis. Ici, la Muriel de Resnais, ou la Jeanne Dielman d’Akerman ou la féministe militante, drôle et pas bêcheuse, pourrait bien prendre un verre avec la Duras, même à la terrasse de l’enseigne générique Courtepaille.
Seyrig s’évapore, au profit de la route des Petits Ponts, cette voie qui jadis franchissait de nombreux petits cours d’eau, le ru de Monfort ou le ru de Thieux… Bien calée dans la rame, bercée par son roulis à vitesse constante, le jeu des noms de femmes peut continuer, comme autant de lignes de fuite, d’associations volontaristes.
Pas d’envol sur le boulevard Mortier à l’arrêt Adrienne Bolland (1895-1975), il faut consulter son smartphone pour identifier cette aviatrice, première femme à franchir la Cordillère des Andes en avion, en 1921. Cette parachutée dans le quartier St Fargeau, cette résistante proche de Jean Moulin a aussi milité pour le droit de vote des femmes.
Apparaît au niveau de la rue Ferber, comme en écho à ce sentier rural de l’ancienne commune de Charonne, la Campagne à Paris. 92 pavillons tous différents, verdoyants, inaugurés en 1926 sous forme de coopérative, un village encore mi-banlieue mi-province. Gentrifié. C’est l’arrêt Séverine qui remet du piquant. Non, pas la chanteuse de « On a tous un banc, un arbre, une rue », mais la libertaire, la suffragette, l’écrivain-journaliste née Caroline Rémy (1855-1929). Elle pourrait être un peu chez elle ici, cette frondeuse dont un square place Bagnolet porte le nom. Dans ses jupons intransigeants, défilent le Cri du peuple de Jules Vallès, La Fronde de Marguerite Durand, la manifestation de 1914 rassemblant 2 400 personnes pour le vote des femmes, elle qui clama : « Électeur enfin l’imbécile, maître du monde ! Mais la femme réputée inférieure à tous ceux-là, n’a d’emploi que comme contribuable ; qu’un devoir : celui de payer ; qu’un droit : celui de se taire.» Dreyfusarde, pacifiste, elle adhère à la SFIO, puis au Parti Communiste en 1921, qu’elle sera sommée de quitter, c’était incompatible avec son appartenance à la Ligue des droits de l’Homme qu’elle a contribué à fonder.
Sur le boulevard Davout, limitrophe du village Saint-Blaise, la rue Henri Harpignies donne le ton, avec ce peintre paysagiste aquarelliste, ce « Michel-Ange des arbres et des campagnes paisibles », ainsi surnommé par Anatole France. Mais déjà on est alertée par Marie de Miribel (1872-1959), par la jolie sonorité du nom de la fondatrice des œuvres sociales de la Croix Saint-Simon. « La sainte du quotidien » avec sa ribambelle de titres, la résistante ancrée dans ce coin, représentera de 1941 à 1944, le Quartier du Père-Lachaise au Conseil municipal de Paris. Aujourd’hui, sur un panneau de la RATP, la voici accolée à une affiche du ballet … Casse-Noisette. Je demande à ma voisine de rame si elle connait Marie de Miribel. « Non ! » Ma question s’avère assez casse-pied.
Sur le tronçon « a » du T3, où il n’y a plus que deux femmes à être en tête de gondoles, deux hommes résistent, Georges Brassens et Jean Moulin. Après la Porte de Vincennes, sur le boulevard Soult, la pancarte Alexandra David-Néel pointe son nez, rivalisant encore timidement avec les avenues Courteline et Maurice Ravel. Cette Franco-Belge (1868-1969), orientaliste, tibétologue, chanteuse d’opéra, féministe, journaliste, anarchiste, écrivaine, exploratrice, franc-maçonne et bouddhiste…, sera en 1924 la première Occidentale à pénétrer dans Lhassa, au Tibet. En tenue de lama,elle paraît un peu allumée ici, bien qu’elle soit née tout près, à Saint-Mandé. Sa longue vie – cent un ans – embarque en abyme dans le tram. Et si on feuilletait sur Wikipedia Le Grand Art, son roman de 1902, qui entraine dans la vie d’une jeune chanteuse lyrique : « Est-ce … moi qui étais aux bras de cet homme, inconnu la veille, subissant passivement ses caresses, tellement brisée que, de ma chair, lasse jusqu’à l’anéantissement, ne monta même pas une protestation, un cri de révolte… »
Mais est-ce bien moi … passagère parachutée, qui fais cet exercice un peu absurde, didactique et sentimental, de débiter les noms de femmes du tram? Marie Bastié atterrit, entre maisonnettes et arbres. Là encore, appel au portable pour découvrir cette aviatrice française, née Marie-Louise Bombec (1898-1952). Elle verrait tout cela de haut, elle qui a compté 3 000 heures de vol. Elle survolerait les petits squares de la Limagne, du Velay, du Limousin, une échappée inattendue, à deux pas du périphérique, vers cette région du centre de la France. Elle repérerait ses voisins de rue, le philosophe Émile Boutroux,et Franc-Nohain, poète et fabuliste. Bastié, qui s’est s’engagée en 1934 dans le combat pour le vote des Françaises, qui a soutenu Louise Weiss en 1936 – celle-ci a une rue tout près dans ce XIIIe. En 1952, la pilote prendra place en tant que simple passagère dans un prototype de Noratlas. Accident, elle meurt.
D’un bus de l’Alabama au grand Hôtel de Marienbad, des suffragettes aux Tuileries et au dalaï-lama de Kalimpong, ces destins donnent le vertige. Mais ma nouvelle voisine de tram n’est pas plus intéressée que les autres passagers par ce défilé d’égéries: «Je ne fais pas attention, dit-elle, un peu méfiante de mon intrusion, « je rentre chez moi, je dois encore reprendre le métro pour aller vers Ivry… »
Qui sait, qui peut savoir ? Il n’y a pas de petites biographies de ces combattantes sur les arrêts. Quels seront les nouvelles apparitions sur le prolongement du tram, de la Chapelle à la Porte d’Asnières, qui doit être inauguré le 24 novembre ? Il faudra compter avec Diane Arbus et Angélique Compoint, aux côtés d’Honoré de Balzac… En attendant, les Maréchaux restent victorieux. Et si le tram T3 était renommé la Ceinture des femmes ?
Anne-Marie Fèvre
Un tramway renommé Désir
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