Le coin des traîtres : pièges, surprises, vertiges, plaisirs et mystères de la traduction…
Il suffisait de les avoir croisés ensemble une fois : ce qui unissait Aharon Appelfeld et Valérie Zenatti dépassait la complicité qui existe parfois entre écrivain et traducteur. Comme s’ils veillaient l’un sur l’autre. Comme s’ils étaient de la même famille. Après la mort d’Appelfeld, Valérie Zenatti était la seule à pouvoir écrire ce livre, de filiation et tendresse autant que de deuil.
Ce n’est pas une biographie, même si une partie de la vie d’Appelfeld apparaît, qui est moins connue des lecteurs français : celle qui est comprise entre son arrivée en Israël, à quatorze ans et demi, après le camp, son évasion, sa survie en forêt ukrainienne, son passage en Italie, son émigration clandestine en Israël, et son succès immédiat lorsqu’enfin il fut traduit et publié en France. Grâce à Valérie Zenatti.
3 janvier 2018, et les deux mois qui suivent. Le titre du livre est un fragment de prière juive. La phrase complète c’est « Et que son âme soit tissée dans le faisceau des vivants ». Passé le voyage à Jérusalem en panique, l’enterrement, justement, elle tisse, Valérie Zenatti. Messages, sms, puis elle regarde sur internet les videos soudain surgies.
Elle avait alors huit ans, douze. Lui était un quadragénaire allant à la rencontre de très jeunes lecteurs dans un kibboutz. Qui ont lu, et attentivement, cet écrivain qu’ils trouvent à la fois dilatoire – pourquoi ne parle-t’il pas directement de la Shoah, des Allemands ? – et d’un autre temps, voire un esprit négatif – « pourquoi la guerre, pourquoi les victimes encore, pourquoi pas le kibboutz, le Juif neuf et fort ? ». « J’entends dans sa voix une colère sourde, écrit Zenatti à propos d’une jeune fille, […] elle a envie de protester, de le secouer, de l’obliger à dire que cette période est terminée et que l’on peut passer à autre chose. » « La guerre de kippour n’a pas encore eu lieu. » « Je souffre pour lui qui a tant de fois fait face à ces questions, dont les textes étaient publiés mais qui recevait en retour des questions d’incompréhension comme autant de gifles. » Et sans doute était-il encore plus éloigné de l’utilisation politique de la Shoah. Aharon Appelfeld toujours le dit : écrire ce n’est pas choisir le bon thème ou l’intrigue qui plaira, c’est écouter ce qui remonte, du plus profond. « Nous savions : quelque chose en nous de chaud et de précieux s’était perdu en chemin dans l’oubli de nous-mêmes, quelque chose que nous pouvions refouler, les visions d’enfance et les chuchotements de la neige. Mais sans eux, que sommes-nous ? » Mais la neige irritait parfois, en kibboutz irrigant.
Comment ces deux-là se sont-ils trouvés, reconnus ? La langue, peut-être, et ce qu’ils ont en partage à son propos. « Après la guerre j’étais muet », disait Appelfeld, c’est-à-dire qu’il avait un peu d’allemand, de yiddish, de russe, comme les décombres d’une langue. Il a appris l’hébreu, jusqu’à se l’approprier. Valérie Zenatti avait douze ans quand ses parents ont quitté la France pour Israël. Elle n’a pas abandonné le français – sa langue d’écriture – mais appris aussi l’hébreu ; l’a lu. C’est dans cette langue qu’ils se sont rencontrés, avant même que toute jeune elle s’en aille trouver l’écrivain, en lui annonçant : je voudrais vous traduire en français. « Puis nous nous sommes mis à parler dans cette langue dans laquelle nous n’avions pas découvert le monde ni été aimés, dans laquelle nous n’avions pas souffert non plus, et surtout dans laquelle n’étaient pas inscrits les silences de l’enfance. Nous nous sommes glissés dans l’hébreu comme dans des draps rugueux. »
« Je suis né à Czernowitz en 1932 », avait coutume de dire Aharon Appelfeld en guise d’introduction, où qu’il se trouve. Et tous ceux qui l’avaient lu savaient bien : là-bas en Bucovine, autrefois austro-hongrois, puis roumain aujourd’hui ukrainien, un fragment de la Moldavie. Czernowitz, un des épicentres multi-culturels de l’avant-guerre. Alors Valérie Zenatti fait le voyage, long train de nuit et arrivée dans la ville, désormais Tchernivtsi, où tant est effacé et néanmoins se raconte. À quelques mètres de la maison des Appelfeld grandissait Paul Celan. Et Gregor von Rezzori, pas bien loin. Il s’agit à peine d’une visite de la ville, c’est davantage une lecture, un besoin de rendre celle-ci tactile, y compris si pour entrevoir la rivière Pruth des romans, il faut traverser à pied dans la neige une zone industrielle abandonnée, avec chiens errants aux aguets. Mais aussi manger le banoush suivi du strudel aux cerises. Et c’est comme un paysage qui fondrait, se floutant pour mieux restituer l’essentiel, le retrouver « enfin en moi, intact et clair ».
Dominique Conil
Le coin des traîtres
Valérie Zenatti, Dans le faisceau des vivants, 152 pages, éditions de l’Olivier, 16,50 €.
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