La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Absurdités
| 20 Jan 2019

Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais

Les gens ont souvent des difficultés à admettre l’absurdité de l’existence. L’idée paraît même par les temps qui courent de plus en plus étrange à de nombreuses personnes. Les arguments qu’on oppose à cette idée sont très divers et parfois franchement opposés.

Ils peuvent être, comme on s’y attend tout d’abord, d’ordre religieux. Une divine providence régirait le cours de l’univers comme la vie de chaque individu. Les choses, pour faire court, auraient un but et ce but donnerait son sens à la vie. Du moment où nous savons où nous allons, tout va pour le mieux. Cet argument est ancien et semblerait désuet aujourd’hui si quelques fous ne tentaient de le réanimer. Mais on peut penser que, sérieusement, plus personne n’y croit vraiment. Il existe cependant un tas d’autres arguments en faveur d’un sens. Ils sont d’une certaine manière opposés à l’argument précédent puisqu’ils tentent de donner un sens à l’existence en faisant l’économie d’un Dieu bienveillant et tout puissant. Ce sont les arguments du progrès. Ils sont souvent drapés d’un voile plus ou moins marxisant qui leur confère une autorité à moindre frais. Les luttes sociales en faveur de la justice, de l’égalité, de la citoyenneté républicaine ou encore de la dignité (le tout souvent présenté pêle-mêle sans le moindre souci de distinction conceptuelle) seraient la preuve que les « choses » ont un sens. L’existence vaudrait la peine d’être vécue, non plus parce que Dieu existe, mais parce qu’on défend un idéal.

C’est, je crois, tout confondre. L’importance des luttes sociales et les acquis qu’elles ont permis au cours du siècle précédent notamment ne rendent en rien l’existence moins absurde.

C’est qu’il y a différents types d’absurdités. Parfois ce que les gens appellent absurde n’est que simple stupidité. Affirmer par exemple que les revendications en faveur du mariage pour tous sont absurdes est stupide, voire contradictoire si on veut bien rappeler que le droit est par essence universel. Réserver un contrat d’union civile (ce qu’est le mariage) à une certaine catégorie de personnes, c’est faire de celles-ci des privilégiées. Or, nous le savons tous, nous autres héritiers de 1789, le privilège est la marque de l’Ancien Régime. Il est donc très crétin de dénoncer l’absurdité de cette loi au nom d’un prétendu droit sacré. D’une toute autre façon, il est idiot de croire que les progrès sociaux, qui sont des réalités palpables, rendront la vie moins absurde. Ainsi, quand nous entendons aujourd’hui des commentateurs télé dépêchés sur les ronds-points où manifestent les Gilets jaunes dire que ceux-ci ont redonné un sens à leur vie, je crois qu’on se moque du monde. On entretient une sorte de mythologie qui voudrait que les hommes transcendent leur condition en se réunissant pour manifester. Et on donne dès lors un sens quasi sacré, c’est-à-dire indiscutable, à ces manifestations.

Ce qui se passe aujourd’hui dans notre pays me paraît inquiétant moins en raison des revendications qui montent d’un peu partout qu’en raison du sens qu’on leur attribue. Qu’il soit plus que légitime de réclamer l’augmentation du Smic, comment le nier ? Quand le travail ne permet plus de vivre décemment, il n’est pas loin de ressembler à une servitude. Mais que cette augmentation salariale ait la valeur d’un sens donné, comme par un coup de baguette magique, à l’existence, c’est pour le coup absurde.

Il faut distinguer ce qui relève des nécessités de la vie (pour lesquelles il est toujours légitime, voire urgent de combattre) et ce qui relève du sens. « Vivre n’est pas survivre », affirmait Deleuze à l’époque de Mai 68. Et c’est, me semble-t-il, ce que réclame une partie des Français qui prennent la peine de manifester samedi après samedi. Mais d’autres, et ils sont nombreux, ne l’entendent pas de cette oreille. Vivre pour ces derniers, c’est donner un sens à la vie. Et là le slogan est très différent. On ne se bat plus du tout pour les mêmes raisons. On ne se bat plus pour des salaires mais pour une idéologie. Les revendications ne peuvent alors que croître en nombre sans que rien ne puisse jamais les satisfaire. Quel homme d’État pourra donner un sens à l’existence ? Les gens veulent-ils le retour de Dieu ? Il est vrai que c’est un peu dans l’air du temps.

Ce fragment d’analyse explique peut-être que les manifestations des Gilets jaunes soient phagocytées par des forces aussi opposées que l’extrême droite et l’extrême gauche. Marine Le Pen, invitée du journal de 20h de la 2 jeudi 10 janvier, reconnaissait sans pudeur que le Rassemblement national était très présent sur les ronds-points. Pour l’extrême gauche, nous le savons, elle rêve du fameux grand soir qui verrait le peuple découvrir non sa force mais le sens de la vie. Absurde ? Non, simplement stupide si on veut bien garder un sens aux mots qu’on emploie.

Mais alors qu’est-ce que l’absurdité de l’existence ? Nous sommes nés par hasard, nous vivons sans raison, nous mourrons nous ne savons quand. Cela, il faut bien le reconnaître, n’a guère de sens. Qu’est-ce que la vie ? se demande Macbeth alors qu’il vient d’apprendre la mort de son épouse :

« La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre histrion qui se pavane et s’échauffe une heure sur la scène et puis qu’on n’entend plus… une histoire contée par un idiot, pleine de fureur et de bruit et qui ne veut rien dire. » (Acte V, scène 5, traduction de Maurice Maeterlinck)

Por favor, comme disent nos amis espagnols, qu’on ne nous dise plus qu’un nouveau monde est en train de naître, qu’on ne nous répète plus que Dieu, Jésus, Yahvé ou Mahomet sont de retour. Qu’on augmente d’abord le Smic et que chacun ait ensuite le courage de regarder sa propre existence : combien de fois il a pris plaisir à faire l’amour, quels amis il a invités, comment il a su panser ses plaies.

Gilles Pétel
La branloire pérenne

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