La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Dora Maar, regards
| 24 Juil 2019
Dora Maar: Assia, 1934

Assia, 1934

Derniers jours pour voir au Centre Pompidou la plus grande rétrospective jamais consacrée à l’œuvre de Dora Maar (1907-1997) qui était présente dans l’expo historique, L’Autre moitié de l’avant-garde, organisée par Lea Vergine à Milan en 1980. Si le travail pictural de Maar ne nous convainc pas vraiment, il n’en est est pas de même de sa production photographique, magnifiquement mise en valeur par la sélection des commissaires de l’exposition, Damarice Amao, Karolina Ziebinska-Lewandowska et Amanda Maddox, et superbement accrochée par Camille Excoffon et Judith Quirot.

Après être passée dans les années vingt par le « Comité des dames », un département de l’Union centrale des arts décoratifs de Paris, la jeune femme s’inscrit à l’École technique de photographie et de cinématographie de la rue de Vaugirard, fraîchement inaugurée par le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, Maurice Petsche, en présence de Léon Gaumont, ce que montre une actualité Pathé de 1931 diffusée en exergue du parcours. Avec le décorateur de cinéma Pierre Kéfer, qui collabora, entre autres, à cinq réalisations de Jean Epstein, dont La Glace à trois faces (1927) et La Chute de Maison Usher (1928), elle ouvre un studio de photo à Neuilly en 1932 où elle produit de nombreux clichés pour la mode et la publicité, notamment pour un fabricant de fers à friser, des robes haute couture de Jacques Heim, l’Ambre solaire de Garnier, la lotion Pétrole Hahn, des modèles de maillots de bain – à cet égard, cette dernière composition est splendide, d’autant que le miroitement du mannequin dans la piscine fait oublier l’objet même de la réclame.

Dora Maar : Etude publicitaire Pétrole Hahn, 1934-1935

Etude publicitaire Pétrole Hahn, 1934-1935

Cette série est non seulement très réussie mais particulièrement inventive et spirituelle parmi celles que les conservatrices ont compartimentées. Avec les portraits et les nus d’Assia, elles démontrent une maîtrise technique et une échappée belle du côté de l’imaginaire surréaliste qu’elle ne tarde pas à rencontrer, probablement par l’intermédiaire du décorateur Pierre Kefer, en rapport avec l’avant-garde et de Georges Bataille avec lequel elle se lie. Si la technique n’a plus de secrets pour elle, son style en revanche est éclectique ou, en tout cas, difficile à définir ou à cerner. Elle passe d’un genre à l’autre, saute du coq à l’âne, du monde du luxe à l’opéra des gueux, du voyage en chambre à la prise de vue photo-journalistique, aussi bien à Barcelone qu’à Londres. Elle ne résiste pas à la tentation de cueillir le pittoresque et l’insolite, les freaks et les situations saugrenues.

Dora Maar: 29 rue Astorg, vers 1936

29 rue Astorg, vers 1936

Avec Lee Miller, Dora Maar est une des rares photographes à avoir été adoubées par les membres du groupe surréaliste qui, quoique prétendant vouer un culte au féminin, restaient jusque-là entre hommes. Il n’est que de voir l’Échiquier surréaliste (1934) de Man Ray pour s’en convaincre : parmi les vingt artistes représentés sous forme de photomatons (Breton, Ernst, Dali, Arp, Tanguy, Char, Crevel, Éluard, De Chirico, Giacometti,Tzara, Picasso, Magritte, Brauner, Péret, Rosey, Miro, Mesens, Hugnet, Man Ray), on y cherchera vainement la femme… Mis à part peut-être son interprétation singulière d’Ubu, les photomontages de Dora Maar donnent une impression de déjà-vu ; ils peuvent paraître appliqués, sans doute destinés à son entrée dans le cénacle. De fait, ses clichés illustrent les revues d’avant-garde de la période et elle a droit de participer aux manifestations du groupe – cf. l’« action », pour ne pas dire « happening », « performance » ou « flash mob » pour l’inauguration de l’exposition surréaliste à la galerie Gradiva en 1937.

Si sa vie avec Picasso ne saurait résumer l’artiste, la rétrospective présente naturellement les photos prises par elle durant les étapes de la création de Guernica, un work in progress ou making of comme il en existe peu, qui montre la gestation d’une œuvre, les hésitations et repentirs du peintre. À ce propos, on a pris l’habitude de classer l’œuvre de Picasso par périodes selon une perception immédiate – période bleue, période rose, art nègre, cubisme analytique, cubisme synthétique, néoclassicisme, surréalisme… Il serait tout aussi pertinent de la placer sous influence de ses différentes compagnes, modèles ou muses : période Fernande Olivier (celle de la bohème montmartroise et des vaches maigres), période Eva Gouel (les papiers collés), période Olga Khokhlova que Diaghilev lui enjoint d’épouser (les baigneuses dinardaises), période Marie-Thérèse Walter (thématique de l’atelier), période Dora Maar (portraits post-matissiens aux légères lignes courbes), période Françoise Gilot, rencontrée au Catalan, restaurant de la rue des Grands-Augustins (au style plus anguleux). La Femme qui pleure (1937), portrait immortalisant Dora Maar, la pousse à réaliser des autoportraits photographiques usant de la surimpression à la manière cubiste. Ces œuvres photographiques offrant deux points de vue différents du même visage, l’un pris de face, l’autre de profil, et les photogrammes abstraits réalisés dans les années 1980 sans appareil photo, dans la veine des schadographies et des rayogrammes concluent l’expo en beauté.

Nicolas Villodre
Photographie

Dora Maar, exposition au Centre Pompidou à Paris, jusqu’au 29 juillet.

Dora Maar: Sans titre, Mannequin, vers 1932-1935

Sans titre, Mannequin, vers 1932-1935

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